Au-delà de Kant : le monde qui vient
1ère partie

Définition du beau chez Kant
« Chacun appelle agréable ce qui lui FAIT PLAISIR [vernüngt] ; beau ce qui lui PLAIT simplement [gefällt] ; bon ce qu’il ESTIME, approuve [geschätz, gebillig]t, c’est-à-dire ce à quoi il attribue une valeur objective. L’agréable a une valeur même pour des animaux dénués de raison : la beauté n’a de valeur que pour les hommes, c’est-à-dire des êtres d’une nature animale, mais cependant raisonnables, et cela non pas seulement en tant qu’êtres raisonnables (par exemple des esprits), mais aussi en même temps qu’ils ont une nature animale ; le bien en revanche a une valeur pour tout être raisonnable. (…) On peut dire qu’entre ces trois genres de satisfaction, celle du goût pour le beau est seule une satisfaction désintéressée et libre ; en effet aucun intérêt, ni des sens, ni de la raison, ne contraint l’assentiment de la raison. »[1]

Pour Kant, le beau qui plait ou satisfait universellement et sans concept se situe donc à la frontière ou encore au point de jonction de l’agréable qui convoque notre nature animale et du bien qui ne s’adresse qu’à notre part raisonnable. Il faut un corps pour accéder au beau, et des sens. Le jugement de goût est esthétique, d’aísthêsis, la sensibilité en grec. Mais il n’opère pas par le truchement de l’entendement. C’est ainsi qu’il convient de comprendre « sans concept ».
Le beau kantien, s’il est subjectif, n’est toutefois pas établi à la discrétion du sujet, contrairement à l’agréable. Si tel était le cas, il ne pourrait satisfaire universellement. Ce qui est dit « beau » l’est par ailleurs par soi et non en raison d’une quelconque utilité, d’un quelconque intérêt. Le beau n’a d’autre fonction que la beauté. Et c’est là précisément tout l’agrément que nous en tirons.

Le beau pour le beau, ce qui ne veut pas dire l’art pour l’art.

Un beau tableau, une belle sculpture, une belle musique etc. ne nous satisfont pas comme la caresse plait au chien ou encore la carotte au mulet. La manière dont une œuvre d’art nous touche relève tout à la fois du matériel, grâce auquel nous y sommes rendus sensibles, et de l’immatériel. Nos sens, excités par la beauté, nous reconduisent à une intériorité transcendante (qui nous élève) ou encore transcendantale, c’est-à-dire a priori, où le beau lui-même s’origine.

Les Cyprès[2] de Van Gogh supposent d’une part une toile tendue sur un châssis, de la peinture à l’huile, un poids de matière et d’autre part que cette matière soit, comme aurait dit Maurice Denis, « en un certain ordre assemblée »[3], autrement dit l’intervention d’une subjectivité (ce qui ne veut pas nécessairement dire une intentionnalité consciente d’elle-même).
L’objet d’art reflète une subjectivité en acte. Il en est la trace. Et c’est ce geste dont l’objet témoigne que le jugement de goût prétend capter. De sorte que par l’entremise d’un objet d’art, ce sont bien deux subjectivités, celle de l’artiste et celle du spectateur, qui entrent en correspondance. L’objet, inutile en lui-même, se révèle alors le prétexte à une étrange conversation toute tissée d’immatérialité.

On aime nécessairement le beau
« Est beau, ce qui est reconnu sans concept comme objet d’une satisfaction nécessaire, » écrit encore Kant.
On aime nécessairement le beau. Pourquoi ? Qui sait capter la beauté, la reconnaître, prouve qu’il se tient là où l’homme doit se tenir, entendons là où il est authentiquement civilisateur, porteur, autrement dit, de formes harmonisantes et pacifiantes.
Dans le beau se reflète la forme, eidos, idéale ou encore transcendante, par laquelle notre monde s’informe… prend forme et, d’un même geste, prend aussi connaissance.
Le beau, chez Kant, dans la lignée de Platon, n’est rien de moins que la porte du vrai.
Mais il n’est pas objectif ni conceptuel. Je le répète. Esthétique, donc subjectif, et sans concept.
Aussi est-il impossible de s’accaparer le beau sinon en le détruisant. Nous ne pouvons que nous rendre au présent qu’il nous offre, l’évoquer, en frôler les contours avant de revenir à nous-mêmes, enrichis d’une promesse.
La beauté s’offre au monde, afin qu’attirés par elle sans parvenir jamais à l’atteindre, nous puissions revenir à nous-mêmes altérés ou peut-être, plus exactement, désaltérés, éveillés à cet Autre qui en nous participe à la donation du monde.
Ainsi se trouve nourri en nous le germe du sujet dont la destinée est de pousser et de s’élever hors de terre vers le ciel.

L’objet utilitaire, quelle que soit sa valeur, parce qu’il est porteur d’une finalité nous reconduit inlassablement à la forme étriquée dans laquelle la matière le retient prisonnier. Son usage intéressé réduit notre rapport au monde en le concentrant sur des actions extrêmement limitées. La voiture est faite pour aller d’un point A à un point B ; le mixeur électrique pour mixer ; la chaise pour s’assoir etc. Nous pouvons compenser la pauvreté de ces rapports en agrémentant d’ornements chaque objet, lesquels viendront souvent témoigner de la richesse et de la puissance de leur détenteur, l’objet utilitaire, quoiqu’il puisse rendre plus agréable et commode l’existence de celui qui le possède, n’en demeurera pas moins incapable de renvoyer à autre chose qu’à sa fonction. Et s’il advient qu’en dépit de son aspect utilitaire, un objet nous ravisse par sa beauté, nous constatons que sa fonction, ne serait-ce qu’un instant, s’est alors effacée. Le beau est vu pour lui-même… et c’est une faculté de l’être qui, à son contact, s’émerveille d’elle-même.

Ainsi l’œuvre d’art, à peine effleurée par l’âme qui l’aperçoit, s’érige-t-elle en miroir. Elle réfléchit à celle-ci la puissance de son imagination même, laquelle, précise Kant, n’est pas ici reproductive mais créatrice… et même arbitrairement créatrice. Le sujet librement se lie, par l’imagination, à la beauté.

La liberté, chez Kant, ne l’oublions pas, est étroitement reliée à la nécessité. Lorsqu’elle aperçoit le beau, l’âme libre ne peut se dérober : elle doit le révéler. Pour ainsi dire, c’est plus fort qu’elle. Et c’est alors que naissent et sont reconnues les formes vraies, à même d’éclairer une époque et d’en déployer toute la richesse intérieure.
Le spectateur recrée l’œuvre en soi pour soi et déjà ne séjourne plus parmi les mortels. Il s’est élevé là où l’artiste lui-même a dû s’élever pour capter cette beauté et la révéler ici-bas.

Du plaisir pris au contact du beau
« Est beau ce qui plait universellement sans concept. »[4]
Limiter le beau au plaisir, et l’universaliser, consiste, pour Kant anticipant Freud, à le conjoindre au principe de réalité. Il s’agit de faire de la beauté les bords d’un monde civilisé, à savoir enraciné dans cette transcendance idéale, matrice des formes de notre monde visible. De faire du beau, autrement dit, le gage de la civilisation.

J’aimerais outrepasser ce cadre sans pour autant tomber dans l’adage lacanien du plus-de-jouir matérialiste, c’est-à-dire tout en reconnaissant à ce cadre sa pleine légitimité structurante. Il s’agit, dans mon esprit, d’approfondir notre compréhension de l’homme en nous interrogeant sur la provenance de notre désir du beau. A la vue de ce qui est beau, l’âme s’éveille en effet à cette aptitude, qui lui est consubstantielle, pour le beau.

Tout d’abord écartons toutes les vanités trompeuses que font surgir l’égo et ses pseudo-désirs. La beauté rassure l’égo en tant qu’elle serait gage de richesse, de puissance et donc de domination. Et c’est ce même égo qui la balafre pourtant lorsqu’il réalise ne pouvoir la posséder réellement. Ce désir-là n’est pas désir du beau. Désirer le beau, sans doute, exige déjà une certaine culture dont la beauté, précisément permet de révéler le cadre mais pour mieux en faire apparaître la souplesse et les dépassements possibles.

D’où vient notre désir pour le beau ?
Pour Freud, tout désir suppose un souvenir. Nous désirons ce que nous avons perdu et que nous voulons retrouver. Notre désir de beauté relèverait donc d’un processus de mémoire.
Le désir du beau traduirait d’abord la quête d’un objet mémoriel, autrefois contemplé… idéal, Moi idéal, rêve d’une mère autrefois bue à grosses gorgées de lait, souvenir plus lointain encore…

Je me souviens d’un étrange matin. Sifflait dans mon esprit une musique célestielle, indescriptible, un son d’une pureté extraordinaire. Sur fond noir, miroitait une sorte de petite écrevisse multicolore. Elle avait, en guise de carapace, un damier de toutes les couleurs. Je me réveillai et, pendant quelques instants, jouai à faire apparaître et disparaître l’écrevisse et la musique. Il me semblait osciller entre deux mondes ; puis je basculai dans le nôtre, sans possibilité de retour. Quelques semaines plus tard, je me rendis au Centre Pompidou-Metz et me trouvai nez à nez avec Bleu de ciel[5] de Kandinsky, qui y était temporairement exposé. Kandinsky avait-il vu mon écrevisse ? Avais-je vu son ciel ? Entendu sa musique ?

« En 1940, est-il écrit sur la page de présentation de l’œuvre par le Centre Pompidou, Vassily Kandinsky se rend chez Joan Miró à Varengeville-sur-Mer. Suite à cette visite il emprunte à l’artiste surréaliste la « couleur de [s]es rêves » et les constellations de formes biomorphiques. En ce temps de guerre, comme dans un geste de repli sur la nature, Kandinsky peuple son abstraction d’une multitude de formes cellulaires, petites créatures de fantaisie. »[6]

Kandinsky n’a pas copié Miró. Pas même s’en est-il inspiré. Ensemble, les deux peintres se sont ravivés le ciel, la source éthérique, le feu à l’origine de toutes vies. Ils sont retournés à la source de la vie alors que la civilisation, autour d’eux, s’effondrait.

Acheter une œuvre d’art ne permet pas d’en posséder la beauté. Au mieux, l’acheteur se facilite un accès quotidien à l’expérience du beau, ce qui peut aussi se révéler un piège. L’expérience du beau introduit en effet à une expérience du désir-même, laquelle peut bénéficier de quelques obstacles. Il ne s’agit pas d’un désir de quelque chose, ni même de ce désir épuisant autant que vaniteux de quelque inaccessible étoile. La beauté ne se consomme pas. Elle ouvre à une expérience à laquelle il peut s’avérer bénéfique d’avoir eu le temps de se préparer. Depuis ce matin où m’est apparue, comme en songe, une petite écrevisse multicolore, je n’espère pas tant la revoir que de revivre la sensation intense que me procura cette vision sonore : jouissance, non pas matérielle, mais immatérielle. Jouissance d’être… d’infini, d’éternité. Assurance d’un ailleurs, et pourtant juste là, de l’autre côté de l’ensommeillement, où tout est donné.

Par l’entremise du beau, l’âme goûterait-elle à son immortalité ?

Tout désir est désir du désir, dit le psychanalyste.
Et c’est bien là la vérité à laquelle le beau, patiemment, nous initie.

Au-delà de Kant : aperçu furtif
Défaite de l’objet en tant que chose concrète. Du beau comme simple apparence. Naissance du sublime. Puis, dépassement du cadre esthétique. Eveil à l’objectalité, c’est-à-dire à l’objet comme témoignage d’un processus psychique de déclosion et de donation de soi et du monde. La merveille. Evénement par l’expérience neuve du flux et du reflux, de l’aller et du retour. Expérience du désir comme désir du désir, de la brûlure et du feu à l’origine du monde.  Retrouvailles, enfin, avec le cadre défini par notre incarnation.

Au-delà de Kant.

Au-delà de l’image.

L’abstraction.

Je vais vite. Trop vite. Mais j’y reviendrai. Ce sera l’objet d’une prochaine réflexion.
En filigrane du cadre posé par Kant, gisent les possibilités de ce cadre même : le désir comme seule condition de l’être et du monde. Eros, non pas ce petit Cupidon, fils d’Aphrodite, mais l’Eros primordial, apparu peu après Chaos et Terre aux larges flancs et dont Hésiode dit qu’il est « le plus beau parmi les dieux immortels, celui qui rompt les membres et qui, dans la poitrine de tout dieu comme de tout homme, dompte le cœur et le sage vouloir. »[7]

Nous sommes en quête de ces sensations qui nous rappellent à nous-mêmes, à notre réalité humaine, nous les cocréateurs du monde.

Nous sommes dans le terreau plein des débris de notre civilisation, à l’abri des œuvres qui nous enchantent, en train de reprendre forme.

Camille Laura VILLET

[1] Kant, Critique de la faculté de juger, Livre I, Analytique du Beau, §5 Comparaison des trois genres de satisfactions spécifiquement différents, trad. A. Philonenko, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, p.54.
[2] Vincent Van Gogh, Les Cyprès, huile sur toile, 1889, Saint-Rémy-de-Provence
[3] « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. » Maurice Denis in Art et Critique, 1890
[4] La phrase est de Kant. C’est la définition que nous avons retenue du beau kantien. J’en déplace l’accent. Ce n’est plus « beau » qui est souligné mais « plait ».
[5] Vassily Kandinsky, Bleu de ciel, huile sur toile, 1940, Varengeville-sur-Mer
[6] https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/cEbLda
[7] Hésiode, Théogonie, trad. Paul Mazon, Paris, Belles Lettres, v.119-122, p.36