« Sans un élément de cruauté à la base de tout spectacle, le théâtre n’est pas possible. Dans l’état de dégénérescence où nous sommes c’est par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits.»
Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Gallimard, Paris, 1938.

Les appels concernant la hausse des violences conjugales et des actes de maltraitance infantiles explosent…
Les passages à l’acte s’enchaînent dans un tumulte atone.
Par ailleurs, certains psychiatres crient leur désarroi face au traitement engagé chez leur patient que le confinement risque de briser…
Le mal-être de certains patients pourrait s’exacerber avec la solitude que peut produire le confinement.
Étant déjà enfermés à l’intérieur, ils le sont dorénavant à l’extérieur.
Quelle réponse apportons-nous à cet état de fait ? Qu’avons-nous mis en place pour continuer à les soigner ? Que pouvons-nous faire face à une telle souffrance ?
Je souhaite simplement élaborer avec vous des pistes de réflexion dans le cadre de Khôra Imagination. Et qui sait peut-être aurons-nous ensemble la possibilité de nous en servir pour mieux les aider et les aimer.

Je commencerais mon voyage intérieur avec vous en vous rappelant, à travers une œuvre cinématographique, le génie de ce « clown » qui m’a tant ému :
Le discours final du Dictateur de Charlie Chaplin qui, par radio-transmission, dans son extraordinaire satire du pouvoir hitlérien, déclarait au monde entier :
« Les machines qui nous apportent l’abondance nous laissent néanmoins insatisfaits. Notre savoir nous a rendu cyniques, notre intelligence inhumains. Nous pensons beaucoup trop et ne ressentons pas assez. Étant trop mécanisés, nous manquons d’humanité. Étant trop cultivés, nous manquons de tendresse et de gentillesse. Sans ces qualités, la vie n’est plus que violence ».
A la lecture de ce petit texte, les larmes me reviennent. Je me revois enfant admirant la puissance comique et théâtrale de ce clown. Son regard triste et sombre m’avait marqué à ce moment-là. Lui qui habituellement me faisait tant rire, pour la première fois, il me faisait pleurer.
Je ne comprenais pas tout de son discours mais je voyais son expression si juste et si profonde que je me disais au fond de moi : « tu n’es pas seul mon Charlie, je suis avec toi »

Au regard de ces pleurs d’enfant, certains adultes mal-attentionnés auraient pu réagir par de la violence verbale voire physique au regard de cette émotion.

  • « Arrête de pleurer petit(e) con(ne) »
  • « Arrête ou je vais t’en coller une »

Quand je vois que les appels explosent je me dis que ces femmes et ces enfants n’ont peut-être pas pu regarder et s’émouvoir jusqu’à la fin d’un film comme celui-là.

Faut-il à ce point haïr la vie et soi-même pour s’en prendre à un enfant…

Alors oui je me sens proche de ces enfants que l’on violente avec des mots et même parfois avec des gestes. Je me dis que l’émotion peut-être un déclencheur pour ces malades. Une émotion qu’il retourne contre l’autre. Une émotion refoulée qui témoigne de leur propre douleur. Et quand ces malades habitent avec une femme et un enfant, c’est eux qui se prennent « en pleine gueule » le retour de ce refoulé.

Mais très vite, comme vous le voyez, l’intellect me rattrape et je pense à un guerrier de la pensée qui a combattu cette désaffection de la vie : Sénèque.

« Ce tourbillonnement d’une âme qui ne se fixe nulle part, et cette résignation morose et douloureuse […]; tenus étroitement enfermés, les désirs, faute d’issue, s’asphyxient d’eux-mêmes; viennent alors la mélancolie, l’abattement et les innombrables flottements d’un esprit irrésolu »[1]

Ces âmes sont des âmes lâches. Elles ne font pas que fuir la vie et l’autre, elles s’obstinent dans un néant. Ces âmes-là ne manquent de rien.

Leur difficulté à être provient de ce manque d’amour qu’elles n’arrivent pas à rencontrer. Sans désirs elles deviennent « des errantes » à défaut de désirantes. Et de cette errance naît leur violence. Elles n’ont donc plus de choix que de revenir ici et maintenant. Elles se sont tellement éloignées et perdues dans le néant, que tel un trou noir, elles aspirent toute forme de gravité céleste qui les approchent d’un peu trop près. Leur chemin du retour n’est donc que violence…

Que pouvons-nous donc faire de ces « cendreux » ? Leur énergie démesurée à nourrir leur propre néant nous éclabousse de leur vide abyssal à nier la vie.

Et pourtant nous avons une responsabilité face à ces enjeux de santé publique et de respect des droits humains.

Dans la Rome Antique, Lucrèce dépeint l’atmosphère de dépression collective qui a envahi la cité.

« Si seulement les hommes, qui ont bien, semble-t-il, le sentiment du poids qui pèse sur leur esprit et les accable de sa pesanteur, pouvaient aussi comprendre l’origine de ce sentiment, d’où vient cette énorme masse de malheur qui oppresse le cœur, ils ne mèneraient plus cette vie dans laquelle, le plus souvent, nous le voyons, personne aujourd’hui ne sait vraiment ce qu’il veut, où chacun cherche toujours à changer de place comme s’il était possible par-là de déposer le fardeau qui pèse sur nous ! Tel, souvent, sort d’une vaste demeure pour y rentrer sans tarder, découvrant qu’il n’est pas mieux dehors. Le voilà qui court en hâte vers sa maison de campagne, à bride abattue, comme s’il volait au secours de son logis en flammes ! Dès qu’il en a touché le seuil, il bâille, ou sombre dans un profond sommeil, en quête d’oubli — à moins qu’il ne regagne précipitamment la ville qu’il lui tarde de revoir. C’est ainsi que chacun se fuit soi-même, et cet être qu’il nous est impossible de fuir, auquel malgré soi, on reste attaché, on le hait — on est malade et on ne comprend pas la cause de son mal. »[2]

La plupart de ces malades ne cherchent même pas à se soigner. Ils ne cherchent ni la cause de leur trauma, ni à se changer eux-mêmes.

Leurs proches deviennent alors les réceptacles de leur « désordre intérieur ».

En laissant être une situation déjà connue et sous-estimée, l’État n’a-t-il pas répondu lui-même par la violence de son silence face à la « vague blanche de 2016 » ?

Il n’y a pas si longtemps encore, nos soignants exprimaient jusque dans la rue, leur désarroi face à un contexte de plus en plus tendu dans les différents milieux hospitalier.

Et là encore, l’État n’a-t-il pas non plus abusé de son « monopole de la violence légitime » [3] face à leurs angoisses de voir se dégrader un peu plus tous les jours leurs conditions de travail ?

Nos soutiens répétés, tous les soirs à 20h00, à nos travailleurs-citoyens de première ligne, témoigne de notre engagement à vouloir leur manifester notre compréhension de la valeur de leur « sacrifice ».

Il y a du sacré dans ces corps qui luttent pour apaiser ces malades en surnombre de leur souffrance respiratoire.

Saisissons-nous de cette énergie collective pour insuffler dans la durée une tolérance 0 aux différentes manifestations de violence à destination des femmes et des enfants.

Si nous continuons à ne pas nous concentrer sur les enjeux les plus proches de l’être, comme le fait d’en protéger ses gardiennes et leurs petits gardiens, nous risquons de nous enfoncer dans une noirceur indélébile.

Le moment est donc propice pour définitivement poser tous ensemble à l’aide de notre créativité, les fondements d’une société plus juste en commençant par réinventer notre modèle de contrat social.

Je m’arrête là et vous propose si vous le souhaiter d’en partager avec vous les prochaines réflexions et différentes actions à engager pour l’incarner.

Nicolas BURGER

[1] Sénèque, De la tranquillité de l’âme, vol. II, Paris, Rivages, 1988, pages 78-83.[2] Lucrèce, De rerum natura, vol. 3 (lire en ligne )[3] Le monopole de la violence (Gewaltmonopol), plus précisément le monopole de la violence physique légitime (Monopol legitimer physischer Gewaltsamkeit), est une définition sociologique de l’État développée par Max Weber dans Le Savant et le politique, qui a été importante en sociologie, mais aussi dans la philosophie du droit et la philosophie politique.
Cette expression définit selon lui la caractéristique essentielle de l’État en tant que groupement politique, comme le seul à bénéficier du droit de mettre en œuvre, lui-même ou par délégation, la violence physique sur son territoire. (Source Wikipédia)

Banksy, 2008