Imagination III
Connaissance intellectuelle, mémoire et connaissance contemplative
Partie 2/2

 » Échappe à ce qui est. Lance toi dans les espaces vides des images (…).
Un trépied ardent te fera connaître, enfin, que tu es arrivé à la profondeur des profondeurs.
À ces clartés, tu verras les Mères. Les unes sont assises, les autres sont debout et marchent,
comme cela se trouve. Forme, transformation, éternel entretien du sens éternel!
Entouré des images de toute créature, elles ne te verront pas, car elles ne voient que les idées. »
Goethe, Faust II, 6280-6290. (traduction de H. Blaze)

Reprenons notre réflexion où nous l’avions laissée.
Peu nombreuses sont les personnes capables de maintenir une attention soutenue en étant privées de toute perception sensorielle.
Les représentations sont trop faibles et la conscience sombre alors dans une lucidité inférieure, une torpeur, comme le rêve ou le sommeil profond.
Mais si l’âme, par l’intensité de sa vie intérieure et des métamorphoses ainsi engendrées, se fait âme contemplative de son essence spirituelle et se laisse « toucher » par cette essence (et nous savons à présent que nous parlons de l’âme de conscience, seule capable de réaliser ce processus), alors la faculté représentative devient vivante et agent dynamique de l’évolution psychique.

Suite à cet attouchement du spirituel vers le psychique (et non plus seulement du corporel vers le psychique), nous parlerons de représentations dites « imaginatives » ou d’ « imaginations spirituelles », qui concernent autant le monde extérieur à l’homme que son monde intérieur, c’est à dire l’homme spirituel au sein du corps humain.

Ainsi, pouvons-nous nommer l’imagination spirituelle comme le premier degré, pour l’âme qui pose un acte contemplatif, d’accès à une réalité dépassant la simple perception sensorielle et les processus intellectuels qui en résultent. Elle restaure l’ensemble de notre fonction noétique représentative.
Elle nous enseigne que l’observation sensible ne constitue pas une réalité totale mais seulement partielle et que l’image du monde produite par les sens n’est pas fausse mais incomplète.
La nature extérieure n’est en rien responsable de cet état de fait, mais bien l’imperfection de l’organisme humain, dont le fond terrestre héréditaire jette un voile sur la perception de son être.

Il nous faut encore rappeler, ici, que la représentation, le sentiment et la volonté dépendent, en tant qu’expériences psychiques ordinaires, du miroir-instrument que constitue notre corps physique.
Mais nous savons aussi, à présent, qu’avec l’imagination spirituelle existe un monde où l’âme peut se déployer sans l’aide de cette organisation corporelle.
« C’est un grand soulagement pour le cerveau, quand la pensée a lieu en dehors du corps » témoigne Sri Aurobindo (« On Himself »)
La réalité de l’âme ne peut, en aucune façon, être réduite à son reflet.
La vie de l’âme est mouvement, métamorphose alors que son reflet est image morte et seule l’imagination spirituelle permet de recontacter cette vie de l’essence de l’âme, la réalité cachée derrière l’image qui n’entre pas dans la conscience ordinaire.

Si la perception sensorielle dont s’empare notre entendement suppose l’existence d’un monde physique (le monde des sens) accessible grâce à l’instrument corporel, alors la connaissance imaginative détachée de ce même instrument suppose l’existence d’un autre monde, comme tissé au sein du premier, et nommé le monde imaginal par Henry Corbin, un monde où les formes imaginales sont des évènements de l’âme ancrés dans un haut niveau de conscience et de réalité et qu’il faut bien se garder de confondre avec le monde irréel de l’imaginaire ou de la fantaisie.

Les données de la Tradition spirituelle peuvent nous permettre de préciser notre propos.
L’accès au monde imaginal suppose la traversée du monde des sens. Il convient donc de parfaire la connaissance des caractéristiques propres à ces deux mondes.
La progression éducative du penser au sein du monde des sens permet à ce penser de percevoir une force agissante en ce monde là.
Cette force, active et vivante n’est autre que de la volonté.
Un océan de volonté agissante, en mouvement, imprégnant tout l’univers sensible.
Impossible de ne pas penser à Schopenhauer et à sa description de la volonté comme fond pulsionnel du monde, poussée originelle inconsciente par laquelle chaque chose aspire à être ce qu’elle est.
Si Schopenhauer a particulièrement évoqué cette volonté agissante en rapport avec le monde des sons (d’où l’importance, pour lui, de la musique), l’ensemble du monde sensible est en fait concerné.
La volonté agissante du monde physique s’écoule en nous via toutes nos activités sensorielles.
Mais si le penser, mû par la puissance de ses métamorphoses internes, réussit la traversée du monde sensible – ou de son illusion – et se laisse toucher par la connaissance imaginative du monde imaginal, alors ce dernier se dévoile maintenant comme un monde imprégné d’une sagesse agissante (et non simplement d’une sagesse pensée), active et support d’une redécouverte, une souvenance consciente cette fois, des forces du naître et du dépérir, les forces intimes du vivant.

Se réapproprier consciemment ce patrimoine qui est fondamentalement le nôtre, suppose un combat pour l’acquisition d’un penser passé par le feu d’actes de transmutation.
En cette époque de développement de l’âme de conscience, la demande se fait puissamment urgente.
Un penser à la fois rigoureux, logique et lucide, discernant, actif et mobile.
Un penser apte à élaborer des concepts clairs et pertinents ;
apte aussi à se faire réceptacle des essences spirituelles, tout comme un artiste le ferait au moyen de son art.

Si dans le monde physique les jugements intellectuels ou scientifiques naissent des perceptions ordinaires, cette fois l’inverse se présente.
C’est bien l’élaboration aboutie de tels concepts qui va permettre, en complément de la vision physique, la perception d’images porteuses d’une fonction noétique propre : l’imagination spirituelle, agente et créatrice.

Luc TOUBIANA

Luc Toubiana développera ce thème de l’imagination créatrice à partir du mois d’octobre dans le cadre d’un séminaire dont les dates vous seront communiquées en septembre.
Cette proposition s’intégrera dans un projet plus vaste de compréhension graduelle des rapports du corps avec les forces de l’âme et les forces de santé.
Nous rappelons que ces temps de réflexion et de partage, s’ils relèvent de l’art de l’ostéopathe, s’adresse à toute personne dont le métier est en rapport avec le corps. Il s’agit de se donner des moyens de réinventer la relation au corps si mal comprise par notre civilisation occidentale.