Refaire monde par-delà père et mère, à partir du tableau
JANAPA (pour je n’ai ni père ni mère)
Réflexions suscitées par un accrochage de 14 tableaux de Pierre Dunoyer
Au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris
Du 1er décembre 2022 au 16 mars 2023

« « Enfin, lorsque m’étant élevé jusqu’au plan de l’esprit, je puis me trouver en présence de démons ou de saintes divinités, je les contemple de l’extérieur, je reste libre, détaché de tout ce qui se passe autour de moi, même dans les mondes spirituels. Je le contemple et je vais mon chemin : même pour ce à quoi je participe, je suis comme n’y participant pas, car je suis devenu un spectateur. » Telle est la doctrine de Krishna. »
Rudolph Steiner, La Bhagavad Gita et les lettres de Saint Paul, 1912, Editions Anthroposophiques romandes, 2006, p.74

Pierre Dunoyer est un peintre contemporain né en 1949 à Marseille. Le destin m’a conduite à ses tableaux à la fin de l’année 1996. Ce fut mon 3e choc esthétique après Mondrian en 1995 à Washington et Michel-Ange, à Rome, pendant l’été 96. L’effet produit en moi par ces rencontres successives est difficile à partager. Disons que je fus réveillée en même temps que propulsée sur le chemin de vie qui est depuis le mien. Toutefois, être propulsé sur son chemin de vie ne signifie pas forcément en avoir conscience. Ce qui vous est soudain donné se brouille. Mille choses, tout à fait subalternes au regard de ce qui, pendant quelques instants, s’est révélé à vous, envahissent à nouveau votre esprit. Elles viennent télescoper l’intention retenue dans la révélation. Habitudes, circonstances, conditionnements… vous étiez nu et vous voilà à nouveau recouvert de tout un fatras à ne plus savoir où donner de la tête.

Qu’avais-je vu ?

Sans l’entretien de Pierre Dunoyer, publié dans le catalogue de l’exposition du Jeu de Paume de 1991, trop heideggérien pour ne pas m’inviter à la lecture d’Être et Temps[1], je n’aurais probablement jamais osé me lancer dans des études de philosophie. Le désir de comprendre était devenu impérieux.

Qu’avais-je entendu ?

Pierre Dunoyer ne réalise pas des peintures. Il peint des tableaux. Il peint cet objet, dit-il, qui n’a d’autre raison que d’être là. Ceux qui m’ont côtoyée à cette époque le savent : une seule question m’obsédait alors :

Qu’est-ce qu’un tableau ? LE tableau ?

Cette question avait le mérite de rassembler mon désir. Elle tissait toutefois autour de lui un voile qui m’en obstruait l’accès. Je ne suis pas peintre. Je ne suis pas historienne d’art non plus. Je ne savais donc toujours pas ce que j’avais vu et entendu. Cette question du tableau recélait un mystère que cet accrochage, pour quelques mois au Musée d’Art Moderne, me permet de réinterroger.

Quel est mon désir ? Autre manière de dire, qu’est-ce qui, à travers ce travail, m’appelle et que je veux rejoindre ?

À la fin des années 70, Pierre Dunoyer s’allie à d’autres artistes : Daniel Buren, Antonio Semeraro, Christian Bonnefoy… Ensemble ils publient Janapa[2], une sorte de manifeste que je découvre pour la première fois alors que je rédige ces quelques lignes. Je lis :

« On n’imagine pas là où l’imagination est possible, mais là où l’imagination est nécessaire. Le propre de l’imagination n’étant pas de demeurer imaginaire. »[3]

Par un pur travail de pensée et de résonnances – les vocables employés par Dunoyer sonnent loin et longtemps –, lequel, sûrement, explique une langue de prime abord compliquée, Pierre Dunoyer fait monter le tableau. Il se hisse à l’évidence de l’objet. Au moment où je le rencontrai, presque 20 ans plus tard, cet objet, s’il avait atteint une perfection plastique, commençait à mon sens également à se durcir. Je découvre un texte qui rend compte de la perception d’une urgence : fin de l’histoire, fin de la peinture, fin imposée d’un certain sujet, assujetti, c’est-à-dire soumis à ce qui, en dehors de lui, fait figure d’autre dominant, soumis aussi à ce qui, en lui, demeure impensé – son inconscient, ses pulsions, ses peurs… – et qui nourrit la technique en même temps que la conviction que la science nous sauvera.

Comment se défaire des pseudo-savoirs et déjouer les séductions de l’accumulation ? Le tableau est-il le lieu où s’accomplit la promesse de la liberté ?

« Que la pensée ne possède rien qu’il faille désapprendre, certes, n’est plus une simple témérité poétique, mais qu’un volume de masse et de geste s’en élabore dans la seule ressource de son instance, voilà qui dorénavant fait basculer par extraction un univers de tendance et de discours dans un espace tangible propre à lui-même et se devant donc comme dimension. »[4]

Serait-il donc possible de créer à partir du néant, à partir de son ressort même ?

Plus tard, dans le catalogue du Jeu de Paume, Pierre Dunoyer déclarera :

« Le tableau n’est pas le produit d’une pensée mais la capacité de celle-ci à produire un objet propre. »[5]

Ce que je vois et entend chez Dunoyer ne relève pas de l’art mais d’une mystique. Le tableau n’est pas un objet d’art. Il évoque le lieu d’un détachement réellement incarné et, par ce détachement même, l’aurore frémissante d’un monde neuf.

Ce que je vois et entend chez Dunoyer, en filigrane de ses monochromes à la surface desquels dansent comme des écritures, c’est l’homme détaché. Ce que dévoile le tableau (mais en le voilant), c’est la figure humaine, dit encore Dunoyer. C’est l’Homme, universel et pourtant personnel : une figure qui me convoque à exister, à prendre forme.

Et c’est pourquoi le tableau ne s’apparentera jamais, pour moi, tout à fait à la capacité de la pensée à produire un objet propre. Cette capacité, le tableau, parce qu’il demeure l’œuvre d’un homme, ne peut qu’en porter le souvenir. Il appartient à chacun de reprendre le processus d’abstraction par lui-même.

L’article défini permet une théorisation du processus créatif. Le tableau, l’ob-jet, ce qui littéralement est jeté devant, ce qui fait face, élève l’œuvre à la conscience de son avènement, lequel vaut pour tout ce qui fait réellement face. Toutefois un tableau ne peut jamais être que la trace qui témoigne de cet avènement comme pur don de la pensée créatrice.

Le monde visible est un monde chuté. Tout comme le tableau (la théorisation du processus de la conscience qui sous-tend l’événement merveilleux du monde[6]) chute lorsqu’il se trouve cristallisé en un tableau. Il n’y a de visible que phénoménal, c’est-à-dire chuté. La cristallisation de la lumière nouménale, son accession à un poids de matière, est ce qui permet la mise en forme du monde, son entrée en visibilité et donc le passage de l’imaginaire à l’imagination. L’imagination extrait de l’imaginaire la substance d’un monde latent et lui donne les contours nécessaires à son incarnation. Il y a bien obscurcissement mais, en cet obscurcissement même, la possibilité offerte à l’être humain d’entrer en proximité avec la lumière qui brille secrètement en son cœur.

Toute œuvre, en portant témoignage du processus qui la transcende, maintient l’espace d’un jeu où se glisse, précisément, le Je, c’est-à-dire une subjectivité en acte, laquelle n’est plus tant le peintre, comme l’a intuité Duchamp, que le spectateur. L’œil intérieur aperçoit, pour ainsi dire devine, ce qu’un acte de la volonté introduira dans le monde comme monde.

« C’est le spectateur qui fait l’œuvre, » déclarait Duchamp. Le créateur correspond à celui qui voit. L’œuvre est dans l’œil. Elle n’est pas dans la main. La main accomplit ce que voit l’œil. La question de la technique a son importance quant à la réalisation. Mais le propos ne se tient pas là prioritairement. La main est au service de l’œil, au service de la vision. La lumière renaîtra du cœur de l’homme, à mesure que l’homme accomplira sa métamorphose et laissera jaillir de lui la Raison de son être-là-au-monde.

Voilà ce dont je fus saisie en 1996 : la nécessité de refaire monde ainsi que la nécessité, pour moi, de participer à cette réinvention.

Khôra Imagination, vous l’aurez deviné, s’inscrit dans le sentiment de cette nécessité.

Camille Laura VILLET[1] Pour lire Être et Temps, dans la traduction d’Emmanuel Martineau, cliquer ici.[2] Pour lire les différents textes dans leur intégralité, cliquer ici.[3] Pierre Dunoyer, « Raison plastique et objectivité picturale – Robert Grosvenor : La Pièce », p.23[4] Idem, p. 27[5] Pierre Dunoyer, Catalogue du jeu de Paume, 1991, « entretien », propos recueillis par Alain Cueff, p. 37[6] Pensée de pensée ou conscience de conscience. Ce qui d’ordinaire n’est appréhendé que par son objet, grâce à la théorisation du tableau, fait retour sur soi. Le processus négatif et réflexif à la base du monde affleure. Mais de cette pensée, aussi, il convient de se défaire sans quoi le silence nous est refusé. Nous restons mentaux au lieu de nous laisser agir par le mouvement du silence, qui se trouve être la parole même.