La blessure d’Europe

« Quant aux industriels, ils s’occupaient d’acier et de fer, de canons et de « Berthas », ils forgeaient les « épées de Siegfried » modernes. Les gros négociants, eux, fabriquaient la camelote bon marché « made in Germany » dont ils inondaient le monde infortuné. Seuls les Juifs allemands, qu’ils fussent médecins, avocats, boutiquiers, propriétaires de grands magasins, artisans ou fabricants, manifestaient de l’intérêt pour les livres, le théâtre, les musées, la musique. »

Joseph Roth, L’autodafé de l’esprit, 1933

En 1933, peu après le premier autodafé perpétré par l’Allemagne hitlérienne, Joseph Roth, exilé en France, écrivit, en français, un long article intitulé « L’autodafé de l’esprit ». Un sentiment de trahison, que ne parviennent à estomper ni la colère ni le chagrin pourtant exprimés, parcourt l’ensemble de ces pages : L’Allemagne s’est détournée de sa culture, c’est-à-dire de son combat véritable. Tel est, selon Roth, le sens de l’antisémitisme dont il est le témoin : la haine de la pensée, la haine donc pour ce qui fonde l’Homme, à rebours des Lumières et du projet kantien. Et cette haine donne son impulsion au projet d’extermination nazi à l’origine de la Seconde Guerre Mondiale. Les éditions Allia ont réédité cet article au printemps dernier…

Faut-il considérer cette réédition comme un rappel visant à réveiller nos consciences ? La même impulsion sous-tend en effet les guerres économiques menées par l’Occident depuis près d’un siècle. Il s’agit d’une perversion, autrement dit d’une déviation du sens. Nous assistons à une défaite de la civilisation, par un détournement du processus historique qui présidait jusqu’alors à notre individuation.

Cet automne 2019, le réalisateur franco-grec, Costa-Gavras qui n’a cessé, à travers ses films, de dénoncer et d’analyser les systèmes dictatoriaux sortait son dernier opus « Adults in the room ». Il y décrit le bras de fer engagé en 2015, entre les institutions européennes (plus précisément, l’euro groupe des ministres des finances européens, les fonctionnaires de la BCI, la commission européenne et le FMI) d’une part et la Grèce d’Aléxis Tsìpras et de Yanis Varoufakis d’autre part. Se saisissant de la crise grecque, il montre comment l’économie et la finance se sont emparées du pouvoir en Europe.

Mais, au fait, pourquoi n’en serait-il pas ainsi ? Pourquoi l’Europe ne saurait-elle se contenter de défendre la croissance et la consommation, sacrifiant pour y parvenir, au besoin, tout un pays ? Qu’est l’Europe au fond de nos cœurs pour que cette main mise nous apparaisse, quelles que soient nos inclinations politiques, plus ou moins comme injuste ?

Le titre du film reprend une phrase de Christine Lagarde, alors Présidente du FMI. « The key emergency, in my view, is to restore a dialogue with adults in the room. »* Le projet européen n’avait pas seulement pour objectif d’éviter au vieux continent les blessures d’une troisième guerre et d’assurer sa prospérité économique. Il avait aussi celui de nous permettre de continuer de croître, non pas en richesses matérielles mais en esprit. De devenir plus mûrs… plus adultes. Et de bâtir des ponts qui surmontent nos différences et recousent la plaie béante causée par notre indifférence. Que nous a-t-il manqué pour que cette ambition  l’emporte sur l’égoïsme et l’aveuglement?

Juste avant la fin de l’année, le réalisateur américain, Terrence Malick, sortait quant à lui « Une vie cachée ». Le scénario, également basé sur des faits historiques, raconte la résistance, à l’écart de tout média qui puisse en faire la publicité, de Franz Jägerstätter, un paysan autrichien qui refuse non seulement de se battre aux côtés des nazis mais encore de prêter serment à Hitler, ce qui l’empêche de servir, même au sein d’un hôpital. Reconnu coupable de haute trahison, il fut, après des mois d’emprisonnement, condamné à mort. Mais il mourut libre, fidèle à la morale que lui dictait son cœur.

Ainsi peut-on dire que s’acheva aussi la vie de Joseph Roth, sacrifiée mais libre. L’écrivain s’éteint en 1939 des suites d’une attaque. Il était malade et sans ressources, lucide et combattant jusqu’au bout.

La liberté serait-elle vouée à ne s’accomplir que dans la mort ? L’Europe aurait-elle pour dessein d’abîmer ses enfants, de les défigurer, de les tuer ? Certainement pas.

Arrachés à notre réalité urbaine, nous respirons l’air intacte des montagnes de l’Autriche autant que de Terrence Malick et songeons aux Feuillets d’Hypnos de René Char. Comment devient-on résistant ? Comment fortifie-t-on son âme au point de ne pouvoir plus obéir qu’à celle-ci ?

Et si Zeus n’avait enlevé Europe que pour permettre à un frère de trouver Harmonie…

« Je tenais à ces êtres par mille fils confiants dont pas un ne devait se rompre, écrit l’auteur qui vient, protégé par tout un village, d’échapper à une patrouille SS.

J’ai aimé farouchement mes semblables cette journée-là, bien au-delà du sacrifice. »

René Char, Feuillets d’Hypnos, fragment 128

Puissions-nous éprouver, en 2020, ne serait-ce que par instants, ce sentiment de liberté absolue à l’égard du monde qui nous délivre de l’impossible et nous unit les uns aux autres.

Bonne année à tous !

Luc TOUBIANA
Camille Laura VILLET

*« La solution d’urgence, de mon point de vue, est de restaurer un dialogue entre adultes dans cette pièce. »