« Le langage dérobe à l’homme son simple et haut parler.
Mais son appel initial n’en est pas devenu muet pour cela,
il se tait seulement. L’homme à vrai dire n’accorde à ce silence aucune attention. »

Heidegger, « Bâtir, habiter, penser » in Essais et Conférences, Paris, Tel Gallimard, p.174

En 1914, un certain Bronislaw Malinowski, anthropologue, ethnologue et sociologue polonais, né à Cracovie, accoste en Australie. La Première Guerre Mondiale éclate. En tant que ressortissant autrichien, il est assigné à résidence par l’administration britannique et ne peut retourner en Europe. Il est toutefois laissé libre de vivre parmi les Mélanésiens, ce qu’il va faire en s’installant sur les îles Trobriand qui forment un archipel coralien au large de la Nouvelle-Guinée. Coupant alors les ponts avec les Blancs pour ne pas en être influencé, il s’immerge dans la culture indigène dont il devient un observateur privilégié.

Dans Les Argonautes du Pacifique Oriental, qui influencera Marcel Mauss et son Essai sur le don, Malinowski décrit un type d’échanges particuliers : la kula.

Le circuit kula témoigne d’échanges de biens précieux dits waygu’a portant sur deux types d’objets : d’une part, des bracelets dits mwali, considérés comme féminins et que portent les hommes et, d’autres parts, des colliers dits soulava, considérés comme masculins et réservés aux femmes. Ceux-ci circulent d’est en ouest. Les autres, dans le sens opposé. Ces échanges, fortement ritualisés, sont accompagnés de festivités. « Les cérémonies des prestations kula sont annoncées par des sonneries de trompe et commencent par une sorte d’exposition compétitive de waygu’a divers (haches de pierre, cuillers d’os de baleine) ; ce sont les vaga, dons introductifs – les opening gifts –, destinés à séduire les partenaires possibles ; dès que l’un d’eux les accepte, il doit répondre par un don, yotile, qui le lie, « le don verrouille » – le clinching gift. Ensuite peut avoir lieu l’échange le plus important, celui des bracelets et des colliers. »[1] L’échange kula, souligne Marcel Hénaff, se distingue d’un autre type d’échange, le gimbwali, soit l’échange utile, lequel relève d’un troc souvent serré.
Ces échanges, hautement symboliques, qui caractérisent le circuit Kula, donnaient lieu à des expéditions maritimes et permettaient de relier une vingtaine d’îles entre elles. Par ces dons et contre-dons, les habitants de chaque île attestaient se reconnaître comme humains. C’était là, en effet, la condition sine qua non au tissage d’un vaste réseau d’échanges. Ces mwali et ces soulava n’avaient en soi aucune utilité. Ils ne servaient à rien sinon à poser le socle de relations entre les habitants de chaque île. Leur beauté ainsi que leur préciosité attestent de l’importance de l’entente qu’ils scellaient.

Ce que le donateur donne, précise Marcel Mauss, ce n’est pas ceci ou cela mais son âme, qu’il transfère dans l’objet. La valeur de l’objet n’est donc pas quantifiable. Elle témoigne de la valeur de l’âme du donateur en même temps que de celle du donataire reconnu comme tel. Ce qui s’échange ici est proprement immatériel. Le socle à partir duquel se troqueront, par la suite, des biens correspondant à des besoins matériels est spirituel. Entendons par spirituel : le plan d’une reconnaissance réciproque. Il y a de l’Autre et cet Autre, transcendant, insaisissable, fait aussi qu’il y a désir, tension vers l’autre et donc circulation. La vie n’est pas inerte. Elle circule. Elle passe. Les échanges de waygu’a dessinent l’itinéraire de ce « simple et haut parler » évoqué par Heidegger.

De notre point de vue contemporain, qui semble avoir tout réduit à l’ordre marchand, rien n’est qui ne soit quantifiable et ait un prix. L’argent, dont l’invention géniale a assurément facilité le développement de nos échanges commerciaux, a également perverti nos relations. Nous ne savons plus ni ce qu’est une civilisation, ni ce que représente sa culture… le sens de ce qui en elle semble superflu et ne relève, soit disant pas, des biens de première nécessité. Toutes nos décisions sont désormais soumises à l’ordre financier. Crise sanitaire : on rouvre les grands magasins avant Noël et on laisse fermés les théâtres. Pourquoi ? Parce que les chiffres. Les grands magasins pèsent plus lourds dans la balance. Et il faut bien faire quelque chose. On est loin du retour à la normale. Je ne dis pas qu’il faudrait également fermer les grands magasins. Partout, il se trouve des êtres humains qui travaillent et risquent de perdre, avec la crise, leur emploi. Je souligne un oubli : nous avons oublié qu’une civilisation se bâtissait en plongeant ses fondations dans ce qui n’a pas de prix, entre le ciel, la terre et les dieux, là où l’humain se rassemble.

Cet oubli, tragique, non seulement introduit des divisions irréconciliables mais encore fait que tout, en Occident, chute désormais vers la matière sans possibilité de relève. Car vers où nous orienter si, de nos mémoires, l’Autre est désormais effacé ? Comment retrouver le sain désir de l’atteindre si nous ne l’entendons même plus ?

Camille Laura VILLET

[1] Marcel Hénaff, Le Prix de la vérité, Paris, Seuil, 2002, p.159.

Malinowski aux Îles Trobriand, 1918