Partie 2/4
 » La défaite de l’Allemagne… ne suffit pas à extirper l’esprit qui s’incarne en Allemagne; elle aboutira probablement à quelque réincarnation du même esprit, ailleurs, dans une autre race ou un autre empire, et il faudra alors encore une fois livrer toute la bataille. Tant que les vieux dieux sont vivants, il ne sert pas à grand-chose de briser ou d’abattre le corps qu’ils animent, car ils savent fort bien transmigrer. L’Allemagne a abattu l’esprit napoléonien en 1813 et brisé les restes de l’hégémonie française en Europe en 1870; cette même Allemagne est devenue l’incarnation de ce qu’elle avait abattu. Le phénomène peut aisément se renouveler à une échelle plus formidable. »
Sri Aurobindo, L’idéal de l’unité humaine

Reprenons où nous en étions restés. Il est un plan auquel nous sommes convoqués, à l’invitation duquel, par conséquent, nous devons répondre… Essayons, aussi pudiquement que possible, de l’approcher d’un peu plus près et, chemin faisant, de mieux saisir les forces qui nous empêchent d’y accéder.

Lors d’un long séjour parisien, bien avant la Première Guerre, Stefan Zweig a la chance de pouvoir rencontrer Rodin. L’artiste, affable, accueille l’admiration du jeune homme qu’il invite dans son atelier de Meudon. Il lui dévoile un buste féminin en cours de réalisation et que recouvre donc un linge humide. Devant son œuvre qui l’appelle, le sculpteur se détourne du jeune auteur ; et, pris par l’ivresse de la tâche, pendant plus d’une heure, retouche le buste. Le travail accompli, Rodin retire sa blouse qu’il avait passée en entrant, va pour éteindre la lumière et, surpris, découvre, tapi dans un coin de l’atelier, le jeune Zweig qu’il avait oublié.

« Durant cette heure, écrit Zweig, j’avais vu à découvert le secret éternel de tout grand art et même, à vrai dire, de toute production humaine : la concentration, le rassemblement de toutes les forces, de tous les sens, la faculté de s’abstraire de soi-même, de s’abstraire du monde, qui est le propre de tous les artistes. J’avais appris quelque chose pour la vie. »[1]

Je me suis engagée à étudier la philosophie en 1998 alors même que je découvrais l’abstraction picturale. Apprendre à philosopher, c’est-à-dire à aimer la sagesse, consistait, pour moi, à comprendre, dans un premier temps, l’abstraction telle qu’elle se donnait à travers les arts plastiques. Chacun devrait se demander, lorsque se précise le sens de son destin, la raison pour laquelle il se sent appelé à suivre telle ou telle direction. Il me fallut de nombreuses années avant de commencer à réaliser que, m’interrogeant sur la présence d’un tableau qui ne représentait rien et ne signifiait donc rien a priori, je cherchais à éprouver le mouvement qui conduit un être humain hors de lui-même afin que, s’abandonnant à la production d’un objet délié de toute objectivité, il puisse se relier aux hommes. L’être humain n’est humain que dans la mesure où il est vivant, c’est-à-dire pris par ce mouvement qui le pousse puis le maintient hors de lui-même. Il est donc de notre devoir de chercher les tâches que nous avons à mener pour que s’accomplisse cette intensification de notre être grâce à laquelle nous accédons à ce plan de création qui fait de chaque individu un lien vivant vers autrui.

Il me fallut du temps pour comprendre qu’une œuvre d’art n’avait aucune valeur en tant que simple chose esthétique, décorative ou même spéculative mais qu’elle correspondait, du point de vue de l’artiste, à un moment de la réalisation de sa tâche. La qualité du buste de Rodin ne réside pas dans le fait d’être un buste de femme, ni dans la texture de la terre utilisée, ni dans la spécificité des outils requis mais dans cette concentration, ce rassemblement de toutes les forces, de tous les sens, dans cette faculté de s’abstraire de soi-même, de s’abstraire du monde, qu’évoque Zweig et qui est le propre de l’homme, l’expression la plus absolue de sa liberté. La qualité du buste reflète, au final, la qualité de l’exécution de la tâche.

« Les choses ne sont pas difficiles à faire, avait, un jour, griffonné Brancusi sur un bout de papier ; ce qui est difficile c’est de nous mettre en état de les faire. »

L’objet d’art, considéré de cette manière, devient alors la trace matérielle d’une suspension spatio-temporelle et d’une danse pareille à un mouvement perpétuel. Détaché, par la puissance de sa volonté, des déterminations naturelles, l’être humain qui n’est pas de ce monde mais simplement en ce monde accède à sa mission spirituelle. Il devient une étoile qui danse…
Poser l’objet comme trace ne m’était cependant pas suffisant même si cela permettait déjà d’attiser la nostalgie de ceux qui, matériellement, comme moi, ne le concevaient pas. Je commençais à comprendre mon émoi. Mais il me fallait encore reconnaître en lui le signe qui nous invite, en tant que simples spectateurs, à devenir nous-mêmes créateurs. Je pus franchir ce pas grâce à Marcel Duchamp qui avait déclaré – tout le monde sait cela : « C’est le spectateur qui fait l’œuvre ». Si le spectateur n’entre pas à son tour dans la danse par la force de son désir, il n’y a pas d’œuvre ; il y a une roue de bicyclette fixée sur un tabouret, un urinoir renversé… Duchamp avait compris que l’œuvre ne résidait pas dans la chose, que cette chose immanquablement serait récupérée par le marché et ses illusions narcissiques ; il avait compris que l’œuvre était l’œuvrer lui-même… la vie, tout simplement… et qu’une seule chose était à bâtir : l’homme.

Ce tour est impossible à concevoir pour notre entendement qui s’applique à fixer par des représentations ce que la vie lui soumet. Nous ne disposons pas des moyens intellectuels pour saisir, ensemble, l’envers et son endroit, le mouvement créateur et la chose créée. Ce tour exige donc un saut hors de la logique rationnelle établie par notre entendement jusqu’à ce plan où, pour reprendre les catégories métaphysiques traditionnelles, le sujet pensant et l’objet pensé représentent non pas deux instances distinctes mais les deux faces d’un même processus. Il exige une ouverture spirituelle.
Cette ouverture est d’autant plus cruciale qu’au même moment où la possibilité nous en est donnée, encouragé par la poussée industrielle et le développement des sciences et de la technique, s’effectue un durcissement de l’entendement. Parallèlement à l’abstraction, disons organique, dont je parle ici, s’impose une abstraction purement intellectuelle qui demeure fixée sur des représentations et se détourne du processus dont procède le visible.

J’ai longtemps cru que le tournant du 19e au 20e siècle augurait d’une transformation magnifique dont la Première Guerre Mondiale puis la Seconde avaient scellé l’échec. A lire Stefan Zweig, je prends conscience de mon erreur. Le miracle européen, pour ces grandes figures intellectuelles, s’était produit. Il s’appelait Mitteleuropa, « Europe du Milieu » et il déclinait avec la chute de l’Empire austro-hongrois qui en avait assuré l’éclosion, en recouvrant soigneusement, au moyen de la stabilité politique et du raffinement culturel, tout ce qui, en l’homme, favorise les tensions et les dissensions. Il suffit que le cadre s’effritât pour qu’apparût à nouveau tout ce qui, en l’homme, demeurait impensé et qui exige désormais que nous le pensions.

Le fait d’avoir défait les empires au profit de la démocratie, d’avoir remporté la Seconde Guerre Mondiale et pu nommer des coupables nous a laissé imaginer que nous avions jeté les bases de l’homme libre et, sinon éradiqué, en tout cas surmonté les fascismes et les totalitarismes qui ont ravagé le 20e siècle. J’ai la conviction hélas que si nous avons défait une forme de dévastation, nous n’en avons nullement terminé avec la terrible force de pétrification, c’est-à-dire d’anéantissement du vivant, pour la bonne et simple raison qu’elle correspond à l’activité même de notre entendement lorsqu’il refuse d’entendre sa limitation intrinsèque et, l’entendant, ne renonce pas encore à son pouvoir.

La question que nous devons désormais nous poser est donc la suivante : quelle nouvelle forme prend, à notre époque, l’anéantissement du vivant, autrement dit, le diktat de l’entendement contre l’entente du vivant ?

Camille Laura VILLET

[1] Stefan Zweig, Le Monde d’hier, Le Livre de Poche, Paris, p. 180

Egon Schiele, autoportrait