« Difficile, il est, de persuader la nature terrestre de changer,
La mortalité supporte mal le toucher de l’éternel,
Elle craint la pure intolérance divine
De cet assaut d’éther et de feu,
Elle murmure contre ce bonheur sans chagrin,
Presque avec haine, repousse la lumière qu’IL apporte,
Elle tremble devant son pouvoir de Vérité nue
Et frémit devant la puissance et la douceur de sa Voix absolue. »
Sri Aurobindo, Savitri,, Livre I, chant I., trad. Satprem, 1996

Toujours il y eut cette révolte de la Nature contre la Surnature, cette aspiration du monde à sa propre apothéose, à sa propre béatification[1]. L’homme comme couronnement de son œuvre créatrice, son produit le plus achevé, dans les limites que ce monde-là consent à lui octroyer.
Les soi-disant lois absolues de la Nature, auxquelles il se doit d’obéir.

Mais il existe une autre révolte, comme un retournement.

Celle de quelques poignées d’âmes aventureuses, qui chacune en son domaine, scientifique, artistique ou philosophique, tournent le dos au matérialisme, au naturalisme, avec pour seules richesses l’intensité et la sincérité de leurs quêtes, leur foi en la dimension métaphysique de nos vies.
Car le temps n’est plus au retour à nos « vies d’avant » en consentant laborieusement à quelques améliorations pour nos enfants ou la planète. Qui peut sérieusement y croire encore…
Le temps est à un changement bien plus radical. Ce changement porte un nom, l’entrée en l’âme de conscience, réceptacle des forces vives de l’Esprit, que notre évolution spirituelle nous réclame comme on réclame un dû. Et l’art comme l’une des passerelles vers cet autre territoire, notre patrie originelle et notre héritage.

Ce changement, initié au XVème siècle, suppose la traversée d’une épreuve délicate et nécessaire : la traversée du matérialisme ; notre liberté spirituelle est à ce prix.
Le XVème siècle fut un tournant historique, avec sa découverte des terres de l’ouest, du nouveau monde ; la montée en puissance de toute la civilisation anglo-saxonne et son rôle dans cette hasardeuse transition.
Le danger de toute traversée est, pour nous, d’y sombrer corps et âme, étouffés par toutes ces machines issues de nos pensées mortes, sensées « augmenter » l’humain qui ne peut décidément rêver un futur sans l’aide d’exosquelettes. Nos vies entières, jusqu’à nos purs élans du cœur, réduites à des algorithmes binaires.

Notre incurable barbarie[2].

Ce danger ne nous guette même plus. Il est devenu notre quotidien.
Inutile donc d’espérer le retour à cette « fameuse vie d’avant ». Aucun prêtre, religieux ou scientifique, ne pourra nous éviter de confronter l’épreuve.

Car épreuve il y aura certainement. Elle a même en réalité déjà commencé.
« La fin d’un stade de l’évolution est généralement marquée par une puissante recrudescence de tout ce qui doit SORTIR de l’évolution », nous rappelle encore Sri Aurobindo[3].

Pouvoir accoucher d’autre chose, enfin.
L’ivresse dionysiaque, seule, fera que nous dépasserons la sclérose annoncée.

C’est donc l’histoire de quelques âmes aventureuses dont nous parle si puissamment Camille Laura Villet dans son livre : Les Aventuriers de l’abstraction[4], dans une explosion généreuse de concepts, anecdotes et confidences ; de mises en résonnances profondes entre philosophie, psychanalyse et mythologie, à lire et à relire pour en saisir toutes les subtiles cohérences.
L’histoire de ces âmes qui voulaient faire retour à l’art véritable. L’art comme une relation vivante avec le monde spirituel, loin des frontières du naturalisme et de sa banalité dénuée de toute transcendance.
Dans la peinture, derrière les lignes géométriques : la perspective retrouvée des couleurs.
Et derrière les couleurs : le langage des dieux.
Dans la sculpture, non pas le visible mais l’essence du visible.
Dans la poésie épique, lyrique ou dramatique, sur les cordons nerveux de la secrète lyre d’Apollon, par-delà le rythme et la musicalité des mots : les harmonies de la musique des sphères.
Et les chants de Dionysos, s’élevant des profondeurs souterraines de la terre, irriguent la force de volonté des hommes.
Et les poètes-voyants, Rimbaud parmi ceux-ci évidemment[5], de délivrer « le mot inévitable, celui qui fait voir »[6].

S’inspirer du combat de ces guerriers ultracontemporains, comme Camille Laura Villet les nomme, eux qui anticipent et éclairent si radicalement l’urgence de ces temps douloureux à vivre.
À leurs oreilles le futur murmure secrètement ses visions impatientes, en attente de glorieuses incarnations.

Luc TOUBIANA

[1] E. Levinas, Cahier de l’Herne, 1991.[2]Sri Aurobindo, « Les machines sont nécessaires à l’humanité moderne en raison de notre incurable barbarie », Pensées et Aphorismes (1914-1920), n°383, trad. La Mère, 1974.[3] Sri Aurobindo, The Ideal of the Karmayogin (1909-1910), trad. Satprem, 1972.[4] Camille Laura Villet, Les Aventuriers de l’abstraction, Ed. L’Harmattan, 2020.[5] Arthur Rimbaud, « Lettres du voyant », mai 1871.[6] Sri Aurobindo, The Future Poetry (1917-1920), 9.24, trad. Satprem, 1996.