« Entre l’existence et l’inexistence, à la faveur du mouvement qui fait passer de l’une à l’autre, apparaît, sous la croûte, ce qui couve : alors on entre dans une étrange région où le temps brasille, où des tourbillons de vent transportent avec elles un rythme de feux roulants. »
Yannick Haenel[1]
« Maintenant, repris-je, représente-toi notre nature, selon qu’elle est ou qu’elle n’est pas éclairée par l’éducation, d’après le tableau que voici. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine en forme de caverne, dont l’entrée, ouverte à la lumière, s’étend sur tout la longueur de la façade ; ils sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou pris dans des chaînes, en sorte qu’ils ne peuvent bouger de place, ni voir ailleurs que devant eux ; car les liens les empêchent de tourner la tête ; la lumière d’un feu allumé au loin sur une hauteur brille derrière eux… »
Platon[2]
Je n’ai aucun goût particulier pour l’histoire. Pendant longtemps, les rois de France et les batailles ont flotté dans mon esprit comme enveloppés par une sorte de brouillard qui les rendaient tous plus ou moins identiques et tous plus ou moins contemporains les uns des autres. Le temps qui séparait Louis XIV de Napoléon m’était tout aussi étranger que celui qui séparait Saint-Louis de François 1er. Certains points d’histoire m’avaient procuré de fortes impressions. Je réalise aujourd’hui que ces impressions étaient avant tout esthétiques. J’avais été particulièrement impressionnée par le forum romain : le soleil éclaboussant la pierre rouge de son éclat, l’étincellement orangé sous les pins parasols. J’avais daté le lieu parce que je l’aimais. Parce que j’en aimais la rugosité, la lumière jaune et la chaleur. C’est tout. Quelques souvenirs de lectures enfantines ainsi que quelques péplums auréolaient de bribes historiques ce tableau flottant et brumeux, à la Rothko. Rome m’était avant tout un lieu, je le répète, esthétique et affectif. Je rangeais d’ailleurs dans un même tiroir de ma mémoire : le forum, c’est-à-dire la République et tout l’Empire, les persécutions chrétiennes et les invasions barbares. Il y avait une grande case qui s’appelait Rome. Une grande case aux couleurs ensoleillées et glorieuses. La Rome de Michel-Ange, c’est-à-dire de la Chapelle Sixtine, relevait d’une autre période. Je la reliais aux premiers frémissements du Baroque, à la Renaissance finissante, ce qui me permettait de remonter vers Florence. La beauté ardente descendait des coupoles. Elle inondait les cœurs et faisait jaillir les larmes. Le grandiose, l’Eglise catholique se l’était accaparé. Mais à florence, il y avait Dante et surtout le Couvent de San Marco : Fra Angelico. Et c’était là, entre Dante et Fra Angelico, de la fin du XIIIe siècle à la moitié du XVe, un autre chapitre de l’histoire, un autre lieu, une autre rencontre, une Renaissance plus originelle. Fra Angelico, à San Marco, ouvrait au silence, à l’ascèse monacale. Sa beauté semblait indemne. À travers lui : la grande porte du Moyen-Age se dessinait. Des siècles obscurs s’offraient enfin à la lumière…
Mais à cette époque, je n’étais déjà plus tout à fait hostile à l’histoire. J’avais été formée, pendant plus de dix ans, à repérer les étapes de la construction du sujet tout à la fois dans l’individu et dans la société, à concevoir analogiquement ce qui appartient au microcosme (la genèse d’un être humain, de sa conception à sa mort) et ce qui appartiendrait plutôt au macrocosme (le déploiement, depuis les plus anciennes grottes peintes jusqu’à nos jours, des preuves de la civilisation). J’avais été initiée, au gré d’un étayage anthropologique et spirituel, à l’historicité de l’homme.
Nous ne sommes pas simplement jetés au monde par une force qui nous y catapulterait aléatoirement ou arbitrairement. Nous nous projetons au monde de sorte que le monde se révèle toujours un reflet de nous-mêmes. En toutes choses, l’Homme se dessine : il prend forme en même temps qu’il s’intériorise et, s’intériorisant, s’individualise. L’historicité correspond à cette marche du temps qui confère aux êtres que nous sommes leur épaisseur. Le temps n’existe donc pas indépendamment de nous. Il est le corollaire intérieur de cette projection qui donne à l’extériorité ses contours et que nous appelons l’espace. Et si ce que j’avance, m’appuyant sur mes lectures de Kant et de Heidegger notamment, est juste alors cela voudrait dire que ce monde, phénoménal, accomplit un projet secret dont, par notre pouvoir de projection, nous serions les dépositaires…
Je laisse l’hypothèse en suspens. Elle est trop énorme pour être ne serait-ce qu’abordée ici. Revenons plutôt au point qui anime ma réflexion. Je vous ai parlé de mon rapport à l’histoire. J’aimerais à présent évoquer celui d’un jeune homme de 18 ans, éduqué et intelligent, féru notamment de géopolitique. Son facétieux professeur de mathématiques eut l’ingénieuse idée de se présenter, en ce début d’année, à ses nouveaux élèves de classe préparatoire, par l’entremise d’un contrôle rapide où se nichaient, contre toute attente, quelques questions d’histoire. Au milieu des équations à plusieurs inconnues et des problèmes trigonométriques étaient demandées les dates de Louis XIV… Ce jeune homme ne les connaissait pas. Il ignorait que Louis XIV avait régné au XVIIe siècle.
J’ai préféré vous parler de Rome, n’ayant jamais été séduite par l’esthétique du Château de Versailles. Ce dernier, cependant, et ce en dépit de mon aversion pour l’histoire, avait depuis mon plus jeune âge existé dans mon esprit et il était irrémédiablement lié à Louis XIV, au XVIIe siècle ainsi qu’à l’éclat de la France. Ce jeune homme du XXIe siècle non seulement ignorait Louis XIV mais encore ne songeait pas un seul instant que cette ignorance puisse être problématique. À aucun moment de sa scolarité, effectuée pourtant dans un excellent lycée, ne lui avait-on fait sentir l’importance de ce passé. Sa mémoire semblait commencer à l’extrême pointe du XIXe siècle et le terme d’histoire réservé à l’étude du XXe siècle.
Si ma conscience historique avait longtemps été brumeuse, la sienne était manifestement presque vide. Rien ni personne ne lui avait donné désir de s’intéresser et donc de mémoriser ce qui avait pu se produire avant la révolution française de laquelle il sautait, directement, à la révolution industrielle puis à l’avènement des nouvelles technologies. Rien ni personne n’avait fait naître en lui le désir de se réinventer le passé pour s’en faire une histoire, une épaisseur comme un matelas sur lequel reposer.
Sur quoi pouvait alors reposer ce jeune homme ? Assurément, étant donné son intelligence, il pouvait compter sur sa curiosité pour le siècle qui précédait sa naissance ainsi que sur sa puissance de projection. Exigeant avec lui-même autant que volontaire et patient, il acquerrait tout ce qui lui semblait utile à son devenir. Je ne suis donc pas inquiète pour lui. Il saura naviguer au gré des vents et se frayer un chemin. Il a le cœur suffisamment solide et doux pour servir plus qu’honorablement l’aventure humaine.
Toutefois, son ignorance interroge. Elle témoigne, apparemment du moins, d’un vide identitaire (propre à sa génération) dont on peut assurément espérer le meilleur mais dont on peut aussi craindre le pire, s’il n’est relayé par un cœur juste, armé d’une solide capacité à entendre le monde et à résister aux séductions multiples de la matière.
Je lisais hier en effet un excellent article « De quoi le QR code est-il le nom ? », signé Philippe Godard et paru le 13 septembre dans la revue en ligne Lundi matin[3]. Cet article qui fait apparaître la vision dont Google est tout à la fois le produit et l’instigateur insiste sur la personnalisation des résultats obtenus par le moteur de recherche. Celui qui cherche sur le net n’est pas ouvert à son Autre, au lieu auquel devraient le mener, pas à pas, ses projections. Il est au contraire reconduit, inlassablement, à son Même, entendez ici à son égo, c’est-à-dire à cette instance qui lui donne l’illusion d’être personnel mais qui, en réalité, fait de lui l’individu le plus impersonnel ainsi que le plus prévisible qu’il soit. Individu précieux, cependant, pour l’ordre économique puisqu’il permet de régler l’offre au gré d’une demande manipulée en fonction.
Le QR code dont nos smartphones (nos téléphones intelligents !) aujourd’hui nous affublent pourrait bien précéder la puce qui nous sera bientôt implantée au niveau du poignet. Dans ce QR code, subrepticement imposé par la crise sanitaire en France, se trouve aujourd’hui notre situation vis-à-vis du sars-cov-2. Pourraient y être rassemblées et donc lues, par simple flash au moyen d’une douchette adéquate, toutes les data nous concernant récoltées en ligne. Certaines informations seraient banales (achat d’une paire de gants, visite d’un site de jardinage etc.), d’autres peut-être plus intimes (rendez-vous chez un cardiologue, consultations de sites spécialisés en oncologie). Mélangées et restituées au moyen des algorithmes d’ores et déjà utilisés par Google, ces données permettent de dessiner le profil d’utilisateur[4] qui nous correspond. Pourrait donc être ainsi saisie notre pseudo-identité construite au fil des pages de la toile, et orienté le moindre de nos comportements. Plus encore, cette pseudo-identité, parce qu’elle seule nous confèrerait désormais un visage social, deviendrait notre identité, effaçant celle que nous avons reçue en promesse et qu’il nous appartient pourtant d’épanouir.
Mais ceci n’arrivera pas !, pense-t-on. Qui pourrait souhaiter l’asservissement de l’homme par l’homme ? Quelques fous qu’une majorité écrasante suffira à renverser. Je n’en suis pas certaine. Car pour s’opposer à cette force d’uniformisation, laquelle est aussi une force de conformation, il faut que persistent en nous non seulement un minimum de conscience historique mais encore une puissance fictionnelle, c’est-à-dire de projection grâce à laquelle nous forgeons notre singularité. Or nous nous en sommes, tout au long du XXe siècle, de plus en plus éloignés.
L’ennemi ici n’est pas Google mais un imaginaire malade ou plutôt dévoyé. L’abstraction, que manifestent les arts plastiques à l’orée du siècle dernier, nous invitait à nous départir de l’imagerie, à nous détacher de la toile phénoménale de l’histoire et du monde, afin de prendre conscience de notre liberté créatrice. Autrement dit, il s’agissait de réinventer l’histoire, en affirmant la valeur de l’historicité. Nous nous sommes effectivement détachés mais nous avons perdu la mémoire – le sens de l’être et de l’histoire. Nous avons confié le soin de notre réinvention aux technologies. Et des imaginaires sans doute plus malades encore que les nôtres y ont aperçu l’opportunité d’un pouvoir dont ils n’osaient jusqu’alors seulement rêver. Sans doute ce pouvoir leur apparait-il comme un progrès. Nous ne parviendrons jamais à mesurer l’étendue d’inconscience, de peur et de haine qui préside à tous les actes de contrôle et de surveillance. Ces actes excèdent tous les bénéfices que l’on peut en tirer. Tôt ou tard, l’excès de rationalité devient folie destructrice. C’est incontournable. L’effet escompté est annihilé ; il se retourne en son contraire.
Aussi, pour conclure cette réflexion, aimerais-je partager quelques phrases du 3e tome du Journal d’Anaïs Nin écrites entre 1939 et 1945. Dans le contexte de la guerre, Anaïs Nin a fui Paris. Elle est arrivée à New-York. Écoutez ce qu’elle en dit. C’est une tendance du monde, les signes précurseurs d’un effondrement, celui de l’Occident, que sa plume capte. Il serait erroné de se contenter d’y lire une simple critique de l’Amérique.
« New York est tout le contraire de Paris. On se soucie bien d’intimité ! On ne prête aucune attention à l’amitié et à son développement ; rien n’est fait pour adoucir la dureté de la vie elle-même. On parle beaucoup du « monde », de millions, de groupes, mais aucune chaleur entre les êtres. On persécute la subjectivité qui est le sens de la vie intérieure ; on désapprouve celui qui se soucie de croissance et de développement personnels.
(…)
Si les gens avaient une meilleure connaissance de la psychologie, ils auraient reconnu en Hitler un tueur psychotique. Les nations sont névrosées et les chefs d’Etat peuvent être psychotiques.
La tour d’ivoire de l’artiste est peut-être, la seule forteresse qui reste pour les valeurs humaines, les trésors culturels, le culte de l’homme pour la beauté. »
Cette tour d’ivoire de l’artiste correspond à mes yeux à cette retraite silencieuse au centre de laquelle pulse le point impossible à rejoindre tout à fait et qui est pourtant celui de tous nos possibles : l’irréductible foyer de la mémoire et de l’imagination à partir duquel, le moment venu, l’homme reprendra forme.
Camille Laura VILLET
[1] Yannick Haenel, Évoluer parmi les avalanches, Gallimard, Paris, 2003, p.24[2] Platon, La République, Livre VII, 514a et suite que je vous laisse redécouvrir.[3] https://lundi.am/De-quoi-le-QR-code-est-il-le-nom[4] Le citoyen devient, dans le monde numérique, un utilisateur des moyens que la société met à sa disposition pour sa santé et sa sécurité.