Cher A.,

Mes idées à propos de Zorba ont pris forme. Merci de m’avoir suggéré cette lecture !

Je t’avoue que je me suis tout de suite prise de sympathie pour le personnage de Zorba. C’est que je le comprends, Zorba ! Probablement parce que je partage quelques-uns de ses comportements (dans une moindre mesure toutefois, bien que j’aimerais avoir une force dionysiaque aussi puissante que la sienne). Je comprends complètement son étonnement lorsqu’il regarde fleurs, pierres et oiseaux. La plupart des gens prennent ces petits miracles pour acquis ; j’ai été émue qu’il en soit autrement pour Zorba. Son étonnement me renvoie au mien lorsque j’ouvre une grenade. Il y a quelque chose de miraculeux dans une grenade, tu ne trouves pas ? J’aime que Zorba s’étonne de tout, constamment. Je partage également sa croyance dans le fait que chaque chose a une âme et agit. Le santouri lui-même n’en est-il pas le parfait exemple ? Zorba dit bien qu’il ne peut pas forcer l’instrument à jouer lorsqu’il n’en a pas envie. Le santouri a sa propre volonté, ses exigences, ses humeurs. Le musicien est son obligé. Enfin, je partage le besoin de Zorba de danser quand il est heureux, quand il est triste et même pour communiquer. Danser est un besoin qui vient du fond du corps, incontrôlable.

J’ai été impressionnée par l’incroyable capacité de Zorba (que je n’ai malheureusement pas) à être totalement présent à ce qu’il fait. Qu’il mange, travaille, parle à une femme, il ne pense à rien d’autre. Il est corps et âme à ce qu’il fait. J’adorerais être comme lui ! Hélas, je rêvasse beaucoup…

Quoi que j’ai vraiment apprécié Zorba, j’ai préféré Boss, sans pour autant être d’accord avec lui. Je l’ai simplement trouvé plus émouvant. Boss veut échapper à Bouddha, se débarrasser de tout ce qu’il a appris à l’école, faire table rase des livres. Les mots vides des livres ont fini par le dégouter. Au contact de Zorba, Boss veut apprendre à exercer son corps, établir une connexion plus directe avec le monde. Boss admire Zorba d’avoir conservé une “audace primitive”, de n’avoir pas été modelé par l’école, d’être un serpent au contact direct de la terre. Je ne suis pas d’accord avec Boss. Je ne crois pas au mythe rousseauiste du “bon sauvage”.

Au-delà de leurs différences manifestes, je crois que Zorba et Boss se ressemblent. Ils sont tous deux prisonniers. Boss est enchaîné à ses lectures ; Zorba, à ses démons. Mais contrairement à Zorba, Boss essaye de se débarrasser de ses chaînes et, ce faisant, évolue. En effet, Boss parvient (enfin !) à approcher la femme qu’il aime, apprend à danser. Boss s’ouvre à la vision du monde de Zorba. A l’opposé, Zorba discrédite systématiquement les livres. Chaque fois qu’il demande à Boss si ses livres contiennent une réponse aux questions existentielles, il sait déjà que ce n’est pas le cas. Zorba rejette les livres sans même leur donner une chance. Zorba apprécie sincèrement Boss, mais il ne s’ouvre pas à sa vision du monde. Je sais déjà que tu ne seras pas d’accord avec moi là-dessus ! Je t’imagine déjà défendre Zorba, dire qu’il a évolué lui aussi grâce à sa rencontre avec Boss. En attendant de recevoir tes arguments, je continue à préférer Boss pour sa tentative (vaine ?) de se libérer de ses chaines et de s’ouvrir à l’Autre.

J’ai beau le préférer à Zorba, Boss m’a déçue. J’étais en colère contre lui quand il a refusé de se rendre chez Zorba pour voir la magnifique pierre verte. Une belle occasion manquée de s’émerveiller de la beauté du monde ! Boss m’a aussi déçue dans sa réaction à la mort de Zorba. Décider d’écrire un livre relatant les faits et gestes de Zorba. Non mais franchement, quel étrange hommage à un homme qui déteste les livres ! Il aurait mieux fait de se mettre à danser ! J’étais déçue parce que j’ai senti que Boss ne parviendrait jamais à rompre la corde qui le maintient prisonnier. Zorba a peut-être raison, il manque sans doute à Boss une touche de folie. Là encore, je sens que tu ne vas pas être d’accord et prendre plutôt la défense du personnage. Je t’entends me dire « Zorba se moque des livres et des gratte-papiers qui y cherchent en vain des réponses à leurs questions. Tu ne penses pas que cela le ferait marrer, Zorba, de savoir que des gratte-papiers lisent un bouquin qui parle de lui ? D’ailleurs, un livre qui parle de Zorba serait peut-être le seul qui mériterait d’être lu, le seul qui offre une réponse aux grandes questions : le sens de la vie est dans la beauté du monde. Voilà le livre libérateur, le vrai livre, le dernier livre. » Tu as peut-être raison, au fond.

Il n’empêche que la question reste là : quel serait le chemin de la liberté pour Boss ? Si Boss se met à danser, il imite Zorba. Il se débarrasse des livres. Ça ne peut pas être la bonne solution. L’absence de livres peut priver de certaines formes de beauté (comme la poésie) et d’outils aiguisant l’attention aux choses, l’esprit, l’âme et l’acuité sensible. Si Boss écrit un livre sur Zorba, il reste prisonnier des livres. Sa bibliothèque se transforme en prison ; les livres, la corde autour du cou. Là non plus, ça ne peut pas être la bonne solution. J’essaye d’imaginer une troisième voie. Peut-être qu’une vie libre et pleine de sens, pour Boss et tous ceux qui lisent beaucoup, ne se trouve ni dans le monde-d’avant-les-livres, ni dans le monde-des-livres. Peut-être qu’une vie libre et pleine de sens consisterait à métaboliser ses lectures, à traverser les livres qui affinent notre sensibilité et à retourner dans le monde. L’idée serait d’explorer le monde qui vient après les mots, le monde-après-les-livres. Ce monde est à créer. Je ne sais pas vraiment à quoi il est censé ressembler, mais c’est tout ce que je souhaite à Boss et aux gratte-papiers.

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J’ai été étonnée par la relation entre Zorba et Dame Hortense. Elle est le parfait opposé à mon idéal de l’amour (qui est une relation entre deux singularités conduisant à la création d’un unique, nouveau monde.) Pour Zorba, Dame Hortense incarne la féminité. Pour Dame Hortense, Zorba est la résurrection de Canavarro. Il lui rappelle l’époque où elle était attirante et courtisée. Je suis ébahie par ce couple que je trouve, en même temps, touchant et beau. Qu’en penses-tu ?

J’adore le moment où Zorba imagine son paradis, là où il vivra une fois mort : une chambre parfumée, colorée, avec un grand lit et une femme à l’intérieur. Le paradis de Boss serait plutôt une salle d’étude remplie de livres, feuilles, et flacons d’encre. J’ai essayé d’imaginer à quoi ressemblerait mon paradis. Pas facile ! Ce serait le foutoir, c’est sûr ! Et aussi un endroit au bord de la mer, sous un soleil de plomb. Et toi ?

Hâte de te lire,

Anissa

Nikos Kazantzakis, Alexis Zorba, première publication 1946

Zorba le Grec, c’est aussi un chef d’oeuvre cinématographique de Michael Cacoyannis avec Anthony Quinn