Les Césars 2020 ont contribué à l’expression de multiples points de vue. Beaucoup de choses ont été dites. J’aimerais toutefois ajouter un élément de réflexion et procéder à une distinction liminaire, fondamentale à mes yeux. Le terme de « pédophile » est en effet utilisé à tout bout de champ pour calomnier le prédateur sexuel. L’émotion l’emporte et brouille la compréhension que nous pourrions avoir de la situation.

Si une fillette de 5 ou 7 ans et une adolescente de 13 ou 14 ans sont pareillement considérées comme mineures au regard de la justice, elles sont loin d’être perçues de la même façon par l’inconscient d’un homme. L’une est une enfant, l’autre une jeune fille pubère. La première échappe encore au jeu du désir qui caractérisera, espérons-le, sa vie d’adulte, l’autre y entre à peine. Elles ne représentent donc pas le même « objet » fantasmatique. Aussi est-il important de différencier un pédophile qu’attirent des enfants – garçons ou filles – d’un homme attiré par de toutes jeunes filles, même bien trop jeunes pour lui. La pédophilie, étymologiquement le fait d’aimer les enfants, relève d’une fixation ou d’une régression infantile de la pulsion. Aussi aberrant que cela puisse paraître, le pédophile ne se sent pas différent de l’enfant qu’il séduit. Il est resté pathologiquement enfant, ce qui n’a rien à voir avec le fait de dire, par exemple, de certains artistes, qu’ils ont su retrouver leur âme d’enfant.

Pour Freud, en effet, qui le théorise, en 1905, dans ses trois Essais sur la théorie sexuelle, la sexualité humaine ne commence pas à la puberté, c’est-à-dire au moment de l’entrée en activité des organes génitaux. Dès sa naissance, le nouveau-né est investi de libido. Le terme de libido est d’ailleurs intéressant. Il vient du latin et renvoie au plaisir. Le nouveau-né s’inscrit ainsi d’emblée dans un rapport érotique ou plus exactement auto-érotique au monde. Tout contact avec autrui, et en particulier avec sa mère, lui procure une source de jouissance de soi ainsi que d’advenue sensible à lui-même. Autrui, à ce stade de sa croissance, ne lui est pas encore un autre. Il ne le perçoit pas comme autre. La perversion sexuelle qui caractérise le pédophile témoigne, comme je l’ai dit plus haut, d’une fixation ou d’une régression à ce stade infantile de la pulsion. Au moment de l’Œdipe, l’enfant qui est naturellement mu vers cet objet qu’il ne considérait pas, au départ, comme différent de lui, à savoir sa mère, va devoir intégrer l’interdit de l’inceste, autrement dit le fait de ne pas pouvoir contenter sa pulsion de cette manière et par cette voie-là. L’intégration de cet interdit entraîne la constitution d’une instance morale que Freud appellera Surmoi. Au sortir de cette phase, les pulsions infantiles seront refoulées et commencera une période dite de latence durant laquelle ne sera plus recherchée la jouissance sexuelle. Cela n’empêche aucunement petits garçons et petites filles de la même tranche d’âge de faire preuve de curiosité à l’endroit de l’autre. On joue au docteur, au papa et à la maman, entre enfants.

Dans le cas de la pédophilie, la sexualité infantile, au lieu d’être soumise à ce temps de latence qui est aussi un temps de transformation et de préparation à la rencontre sexuelle dont le désir surgira en même temps qu’arriveront à maturité les organes sexuels, poursuit son chemin sans refoulement, ce qui revient à dire sans que ne s’élabore un Surmoi, soit une instance morale à même de justifier un interdit.

L’homme qui séduit une jeune fille de 14 ans commet lui aussi un délit au regard de la loi. Mais quel est exactement son tort ? La jeune fille qui se tient devant lui aura plus ou moins le même physique dans une année et encore à 18 ou 21 ans. N’est-il pas « naturel » qu’il soit attiré par elle : ses formes, leur fermeté, sa peau, sa fraîcheur ? Disons qu’au regard de son développement corporel, elle est devenue une femme. Elle est cependant encore une enfant en comparaison de l’homme plus mûr. A 13 ou 14 ans, une jeune fille est souvent une bombe sexuelle à retardement, un réservoir de pulsions, un chaudron bouillonnant de fantasmes. Elle imagine et projette des héros, des stars, des princes… sa vie en grand écran. Elle est une proie facile tant la frontière est mince, pour elle, entre fiction et réalité, tant elle voudrait grandir et voir ses rêves, vite, se réaliser.

L’homme qui brutalise ce cinéma intérieur, celui qui interrompt cette rêverie fantasmatique prématurément prive une jeune fille d’accéder à la maturité de son Autre. Il blesse et altère durablement la confiance qu’elle était en train d’échafauder en elle-même et en autrui.

Les jeunes filles ne devinent pas toujours les dangers auxquels elles sont exposées sitôt qu’elles deviennent pubères. Aussi est-il important de les informer de ce que leur corps signifie désormais pour un homme et de ce qu’un homme pourrait vouloir entreprendre avec elles. Certes, elles remarquent leurs copains de classe qui louchent sur leur décolleté. Mais ce sont des gamins ! Important, aussi, de leur rappeler qu’elles ont le temps car, naïfs petits chaperons rouges, elles ne soupçonnent pas leurs rêves de les mener immanquablement vers le loup. Ce sont eux, leurs rêves, qui sont les plus dangereux. Ils les projettent là où elles brûlent d’être déjà et leur fait brûler les étapes.

Cette division opérée entre le pédophile dépourvu de conscience morale et l’homme qui se laisse guider par la force de ses pulsions, profitant de l’impatience non seulement de jeunes filles mais aussi de tout un système qui valorise les succès précoces comme autant de preuves de génie, une question s’impose : doit-on, lorsque les hommes deviennent monstrueux, inviter les femmes à se transformer en Erinyes ? Est-ce nécessaire à la restauration de leurs matrices endommagées ?

Ce sera là mon second point.

Nous sont arrivées, après que les éditions Hachettes ont refusé de publier la biographie de Woody Allen, les confessions de Moses Farrow, l’un des fils adoptifs du cinéaste et de Mia Farrow. Le jeune homme tente de réhabiliter son père et décrit, pour ce faire, le délire familial dans lequel il dit avoir grandi. De tels aveux nous invitent à la plus grande prudence. Freud déjà, en son temps, alors qu’ils avaient tout d’abord considéré comme réels les traumatismes que lui confiaient les hystériques, s’aperçut que nombres d’entre eux étaient, en réalité, d’ordre fantasmatique. Ce qui m’a interpellé, dans les propos du jeune Moses Farrow, c’est la manière dont une mère peut manipuler la vérité, en projetant sur la réalité ses propres blessures, son propre besoin de vengeance inconscient. Ce sont plus encore les fluctuations de la mémoire, comme si les faits passés relevaient toujours d’une reconstruction et de m’apercevoir des conséquences éventuellement terribles de cette reconstruction.

Que nous soyons hommes ou femmes, ou même transgenres, nous venons tous d’une mère… d’une mère et d’un père certes, mais je souhaiterais insister sur la fonction maternelle et mettre en évidence, au côté de la matrice biologique, la matrice imaginaire dont, à force de victimiser les femmes, nous occultons la puissance. La fonction maternelle, de part cette dimension imaginaire, joue en effet un autre rôle qui excède, à mon sens, de loin la fonction biologique. Nos mères, à peine étions-nous venus au monde, ont commencé à nous raconter une histoire. Elle nous ont raconté un paysage, un hier et un demain. Elles nous ont lu aussi des histoires, des contes de fées pour nous aider à nous imaginer et à grandir. Elle ont tissé un monde, nous ont demandé d’y croire et nous y avons cru, sans quoi nous ne serions pas là. Leur imaginaire constitue le fond sur lequel nous avons accepté de reposer et à partir duquel nous nous élevons. Lui, par conséquent, que nous devons interroger et ce, bien au-delà de nos mères biologiques, car il est désormais nôtre.

Il ne s’agit donc pas à présent d’accuser les mères plutôt que les pères mais de comprendre que le patriarcat, si violemment décrié, relève aussi d’une construction imaginaire, autrement dit d’une conspiration à laquelle les femmes ont activement pris part. Opposer les clans, attiser les oppositions, voilà précisément ce qui joue en faveur de la guerre et de la haine. Je ne dis pas qu’une femme agressée doit se taire ni qu’il faut absoudre les coupables de violences sexuelles, je dis, en revanche, qu’à ignorer les ramifications selon lesquelles les hommes et les femmes se trouvent liés, nous favorisons le retour des archaïsmes refoulés et leur projection à tout-va. Or ce sont bien ces projections et le déchaînement pulsionnel qui les accompagnent qui causent les perpétuelles souffrances de l’humanité. Hommes et femmes sont radicalement différents mais égaux face au défi que représentent l’orientation des pulsions et la mise en œuvre de leur destin. Je ne doute pas que mes propos puissent choquer. J’en suis désolée. Mais des hommes sont également battus par leurs conjointes et si la force physique demeure du côté masculin, il existe d’autres modes d’emprises qui n’ont pas moins de gravité. Hommes et femmes ne se libèreront qu’ensemble ou ne se libéreront pas.

Pour éclairer ma position, je prendrai appui sur la Théogonie d’Hésiode. A l’origine des origines, était Chaos. Puis vint Gaia, la Terre ; puis le sombre Tartare, sous l’abîme de la terre immense ; puis l’Amour. Naquirent alors le jour et la nuit. Et Terre enfanta Ouranos, le Ciel. Notons que Gaia apparaît la première au sein de Chaos. Elle est la condition de possibilité de tous les êtres : la Terre-Mère. Ouranos, qui était tout à la fois son enfant et son époux, ne se dessaisissait jamais de Gaia qu’il maintenait sous son étreinte. Aussi Terre, épuisée, ne pouvant mettre bas aux Titans conçus en son sein, façonna-t-elle une serpe d’acier. Elle convoqua ses enfants, demanda à qui voudrait de trancher le phallus paternel et de la délivrer. Cronos/Saturne se saisit de la serpe et émascula le Ciel. Ouranos que plus rien ne retenait à la Terre aussitôt se détacha. Son phallus gigantesque, le premier phallus à avoir jamais existé, disparut à jamais. Où est-il passé ? Le mythe ne le dit pas. Et cette absence constitue le point nodal de tout ce qui va suivre.

Quelques gouttes de sperme tombèrent dans la mer. Elles se mêlèrent à l’écume qui donna naissance à Aphrodite, la déesse de la beauté et de l’amour, l’image par excellence du désir, le fantasme dont le désir procède. Le monde se composa désormais, d’un côté, de la Terre solide mais laissée béante et vide par le sexe d’Ouranos, de l’autre, sous l’apparence de la beauté, d’une promesse. Aphrodite procure en effet aux hommes des érections et c’est là, précisément, la promesse qu’elle leur fait : « À travers moi, par l’entremise de la sexualité, tu recouvreras la mémoire de la jouissance (et de la puissance) d’Ouranos ». Telles furent les deux positions féminines entre lesquelles les hommes ont, jusqu’à la fin du 19e siècle, principalement, oscillé. On aurait dit, autrefois, la mère et la putain, sans s’apercevoir que cette dernière désignation, qui porte l’empreinte de notre ambivalence et de notre culpabilité à l’endroit des pulsions et de la sexualité, déprécie le désir et son rôle pourtant indéniable dans tous les processus de connaissance.

Une autre déesse vint ensuite au monde qui symbolisa la raison. Elle se posa comme compagne et guide pour les hommes. Il s’agissait d’Athéna, sortie toute en armes du crâne de Zeus, et que l’on retrouve auprès d’Ulysse. Elle incarne dans un corps de femme un principe viril, tandis que son père qui avait avalé Métis, la ruse, alors qu’elle était enceinte, incarne dans un corps d’homme un principe féminin. À ce stade de la Théogonie, les enjeux de l’altérité s’approfondissent. La castration d’Ouranos indiquait l’avènement de la dualité. Le crâne fendu de Zeus invite à réfléchir l’Autre en soi.

Tout ceci est évidemment trop succinct mais permet d’ores et déjà de montrer la richesse dont se compose le féminin. Une femme n’est ni seulement Gaia, ni seulement Aphrodite ni même seulement Athéna mais, tour à tour, l’une puis l’autre puis l’autre… et plus encore. Toujours déjà l’autre d’elle-même, la femme engendre l’altérité d’abord sous l’aspect de l’enfant, puis sous celui du désir puis, enfin, comme mort à soi-même en vue de l’Autre.

Revenons un instant à la castration d’Ouranos. La séparation de la terre et du ciel ouvre l’espace-temps au sein duquel se mettent en place les polarités et les oppositions. Terre, qui eut l’idée de façonner la serpe qui sépare, porte désormais l’empreinte du phallus manquant. L’utérus peut être considéré comme une image négative de ce dernier. Vide, il arrive qu’il soit en souffrance. Platon, dans son Timée, le compare à un petit animal qui monte au cerveau et préconise le mariage et la maternité pour remédier aux crises d’hystérie. Remède astucieux car alors la puissance d’être qui caractérise l’utérus s’actualise. Et la femme oublie son manque pour vivre sa puissance. Lou Andreas Salomé avait, à juste titre, souligné que la maternité constituait la position la plus virile de la femme…

Permettez-moi, au moment d’aborder le détail le plus terrible de cette succession d’engendrements divins, un peu d’humour. Quelques gouttes de sang tombèrent également du sexe tranché, ces éclaboussures, précise Hésiode, Terre les reçut toutes. Mais pourquoi donc conserver quoi que ce soit de celui que l’on a repoussé ? Est-ce si difficile de vivre une séparation ? Hésiode ajoute qu’« avec le cours des années, elle en fit naître les puissantes Erinyes », laissant entendre qu’elle aurait mûri cette conception. Les Erinyes sont les déesses de la vengeance. S’agissait-il de faire payer à Ouranos, encore et encore, l’outrage commis ? Ou bien la privation désormais subie ? Ou bien encore les deux : la démesure de l’étreinte à l’origine du châtiment qui, aujourd’hui, est cause du manque qui la tourmente ?… Gaia, la Terre-Mère mythique, n’est pas la Vierge Marie. Loin d’être immaculée, elle est, au contraire, éclaboussée de sang et ce sang contient la mémoire des ébats, l’amour et la haine, la contradiction au fondement du monde visible.

Bien sûr, ces histoires mythiques ont de quoi faire sourire. Et puis, elles n’ont jamais existé et rebutent notre entendement cartésien. Elles indiquent pourtant les forces qui nous agitent. La terre, notre corps, notre matrice imaginaire garde quelque chose de cette mythique Gaia. Eschyle rapporte comment les Erinyes, gardiennes de la loi des mères, autrement dit du matriarcat, persécutèrent Oreste. Ce dernier avait en effet tué sa mère qui, avec l’aide de son amant, avait égorgé son père, officiellement, pour le sacrifice de leur fille Iphigénie. Oreste, que les Erinyes, infernales, rendaient fou, gagna finalement Delphes où il espérait recevoir le secours d’Apollon. Celui-ci l’invita à se rendre dans le temple d’Athéna, où un tribunal fut instauré. En cas de parité des voix, Athéna promit à Oreste de lui donner la sienne. Il fut finalement absous et les Erinyes, transformées en Euménides, ce qui signifie « bienveillantes ». Que symbolise cette transformation ?

Écoutons plutôt Apollon dont il serait faux de réduire les propos à une simple instauration du patriarcat : « Ce n’est pas la mère qui engendre celui qu’on nomme son fils ; elle n’est que la nourrice du germe récent. C’est celui qui agit qui engendre. La mère reçoit ce germe, et elle le conserve, s’il plaît aux dieux. Voici la preuve de mes paroles : on peut être père sans qu’il y ait de mère. La fille de Zeus Olympien m’en est ici témoin. Elle n’a point été nourrie dans les ténèbres de la matrice ». Apollon extirpe de la matrice l’acte décisif dont il fait le principe viril à la base de l’engendrement. La matrice archaïque était capable d’engendrer par elle-même. Ce n’est plus le cas. Il est désormais une autre matrice dont la naissance d’Athéna est la preuve. Cette matrice, quoiqu’elle demeure féminine, se trouve désormais aussi bien chez l’homme que chez la femme mais elle doit être activée par un principe extérieur à elle. Point de matrice effective si elle n’est fécondée. L’Autre n’est plus seulement ce qui est produit, le Fils, mais aussi ce qui rend possible la production, le Père. L’appropriation par Zeus de la matrice à l’occasion de l’avalement de Métis, l’intelligence rusée, correspond à une métamorphose de même qu’à une élévation du plan de l’engendrement. Athéna restera vierge, symbolisant la virginité du miroir de la pensée, nécessaire pour que des idées claires puissent en jaillir. Il nous appartient de veiller à nos productions imaginaires, de les détacher de ce qui les entache, et de méditer encore et encore la naissance de la déesse par le crâne de son père, sans quoi s’accomplira la prédiction portée par cette eau-forte de Goya et le sommeil de la raison engendrera des monstres.

Camille Laura VILLET

Francisco de Goya, Le sommeil de la raison produit des monstres  (1799), Gravure 

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la réflexion

Goûters mythologiques
Métis et Zeus

Camille Laura Villet, philosophe et psychanalyste anthropologique, animera un atelier le samedi 25 avril de 17h à 19h dans le 11e arrondissement à Paris.
Qui est Métis? Quel sens donner à l’avalement de Métis par Zeus?

Ce premier atelier sera aussi l’occasion de préciser ce qui caractérise la pensée mythique, en quoi elle peut fertiliser notre imagination et nous aider à surmonter antagonismes et contradictions.

Inscriptions par mail : info@khora-imagination.fr
Gratuit pour les membres de Khôra Imagination et de 12 euros pour les non-adhérents.
Date limite d’inscription le mardi 21 avril 2020.