Selon Josef Albers, artiste peintre et enseignant de l’art du début de XXe siècle, le design doit se réduire à l’expression la plus simple et la plus fonctionnelle, tout en contenant les éléments essentiels de l’équilibre, de l’harmonie et de la justesse des proportions. Moi-même enseignante dans une école d’art, j’ai cité tant de fois cette réflexion que mes étudiants la connaissent par cœur, au mot près.
Je leur lis aussi de temps en temps ce passage d’une biographie de Gabrielle Chanel :
« […] L’excentricité se mourrait ; j’espère d’ailleurs avoir aidé à la tuer. Paul Poiret, couturier de grande invention, costumait les femmes. Le déjeuner le plus intime devenait un bal Chabrillan, le thé le plus modeste offrait le spectacle d’un Bagdad des califes. Les dernières courtisanes, admirables créatures, et qui ont tant fait pour la gloire de nos arts, Canada, Forsane, Marie-Louise Herouet, Madame Iribe, passaient au son du tango, dans des robes clochettes, flanquées de lévriers et de guépards. C’était ravissant, mais facile : Le Schéhérazade, c’est très facile ; une petite robe noire, c’est très difficile. Il faut se méfier de l’originalité : en couture, on tombe aussitôt dans le déguisement et en décoration, on verse dans le décor. Cette princesse, si contente de son écharpe verte où sont gravés les signes du zodiaque, n’étonnera que les ignorants ; tout paradoxal que cela paraisse, il faut dire que l’extravagance tue la personnalité. Tous les superlatifs rabaissent. Un Américain m’enchanta par cet éloge :
— Avoir dépensé tant d’argent sans que cela se voie ! »[1]
Mes cours de design graphique servent à établir l’identité visuelle de divers sujets et entités comme enseigne, institution, entreprise, association, marque, produit, évènement, etc. Ce travail commence par le dessin du logo. Qu’est-ce qu’un logo ? Un logo est une écriture, un dessin, une forme réduite à l’essentiel qui désigne graphiquement l’identité du sujet. Il se substitue visuellement au nom du sujet. Ensuite nous travaillons sur les autres éléments graphiques – typographies, couleurs, photographies, formes graphiques, pictogrammes, etc. qui, ensemble, construisent le territoire visuel et identitaire du sujet. Tout élément y a une fonction précise.
La beauté de la création d’une identité visuelle ne vient jamais par l’accumulation des éléments décoratifs, ni l’étalage des variétés du style, mais par l’équilibre, l’harmonie et la justesse entre les éléments essentiels. Par l’expression la plus simplifiée et purifiée de l’identité même.
Je pose souvent cette question à mes étudiants au regard de leur création :
— À quoi sert tout cela ?
— Parce que ça fait joli, sinon c’est trop vide et c’est moche.
C’est une réponse qui avoue l’échec de saisir l’identité. Mais comment pourrait-on voir l’identité de l’autre si l’on ne sait pas se simplifier et connaître sa propre identité ?
Que signifie l’enseignement de Joseph Albers ? Que signifie la petite robe noire de Gabrielle Chanel à l’heure où simplicité rime avec pauvreté et vide, lesquels nous font peur. La fonctionnalité par elle-même nous ennuie. Nous croyons que ce sont les accessoires qui nous distinguent les uns des autres et font valoir notre personnalité. Nous sommes devenus pareils à des cintres sur lesquels seraient suspendus des déguisements, composites de tous les styles et partant révélateurs d’aucune allure. Il n’y a plus de sujet.
Seul, pourtant, le geste qui conduit à l’essentiel exprime la quintessence de notre être. C’est en se simplifiant que nous retrouvons notre identité véritable. Il est peut-être temps que nous commencions à dessiner notre propre logo.
Kyeong-mee CHUNG
[1] Paul Morand, L’allure de Chanel, Gallimard, p 75.

Josef Albers, mai 2014 © Lempertz
La petite robe noire de Gabrielle Chanel, 1926 © CHANEL / Courtesy VOGUE Paris