Du confinement au retournement

Nous voici comme en temps de guerre. Certains se disent qu’ils ne reverront peut-être plus leurs proches habitant sur un autre continent. Ils se préparent à cette éventualité. La vie ne nous appartient pas. Nous ne sommes, comme le souligne si bien George Steiner, que ses invités. De semblables épreuves se sont déjà produites, et il n’y a pas si longtemps. Songeons seulement à la Seconde Guerre Mondiale, au mur de Berlin qui a séparé des familles… Mais nous nous pensions à l’abri, au-delà, rendus à une ère nouvelle… au-delà des frontières, au-delà du temps et de l’espace. Nous pensions notre technologie toute puissante. Nous pensions qu’elle nous épargnerait. Nous sommes en train de réaliser que les millions qu’elle a engrangés n’ont peut-être servi qu’à alimenter un fantasme, une ombre… un nuage de brume sur lequel le nouveau coronavirus est en train de souffler.

J’aimerais ici, manière de conjurer l’anxiété entretenue par les chiffres qui reflètent la propagation bien réelle du virus, apporter des éléments de sens, essayer d’entendre où résonne en moi et dans la société dont je fais partie, cette crise dans laquelle nous entrons, cette fois-ci, bel et bien, de plain-pied. Nous voici confinés chez nous. Ceux qui le peuvent vont travailler de chez eux. La technique permet, au moins, cela. Certains gardent leurs enfants, réfléchissent à la manière de faire sans école. Le moment est venu de se remettre à lire ou de lire plus intensément et de regarder en direction de ce que nous occultons… en direction de notre propre chaos, de notre propre origine à défaut de pouvoir déterminer exactement celle du virus.

Reprenons depuis le début.

Depuis près de deux décennies, l’Occident vit dans l’attente anxieuse d’une pandémie de grippe plus dangereuse que la grippe saisonnière à laquelle nous sommes habitués. Nous avons craint le SRAS en 2003 puis le H1N1 en 2009. A la fin de l’année 2019, est finalement apparu à Wuhan, une ville de la province chinoise du Hubei, un nouveau coronavirus, SARS-COV-2, à l’origine de la pandémie dite COVID-19. Ce virus qui s’est rapidement propagé sur tous les continents rappelle pour certains la grippe espagnole de 1919 qui toucha environ 100 millions de personnes et fit entre 20 et 50 millions de morts. Mais le contexte international est aujourd’hui bien différent d’il y a un siècle et l’attention se porta au départ presque exclusivement sur l’économie. Devons-nous en conclure que la santé de l’économie prévaut sur celle des personnes ou bien que nous nous pensions, en Occident, protégés ? J’opterai pour la seconde réponse. Le développement de notre économie et celui de notre système de santé procède d’une même manière de penser ou plus exactement d’arraisonner le monde en le faisant entrer dans des catégories dont nous avons la maîtrise. Et nous espérions sincèrement que « ça tiendrait » tout en appréhendant, chaque jour un peu plus, le moment où « ça craquerait ».

Alors que les puissances occidentales interrompaient tout commerce avec la Chine, elles s’aperçurent soudain de leur dépendance vis-à-vis d’elle et s’en inquiétèrent. Elles n’étaient pas si solides en fin de compte. Elles ne contrôlaient pas tant que cela la situation. Un virus suffisait à tout désorganiser. Etait-il le virus que l’on craignait tout en se convainquant de disposer des moyens de le combattre ? La restriction des échanges internationaux entraînant la chute des bourses partout dans le monde, apparut ensuite la fragilité de notre système économique même. Le capitalisme mondialisé était-il réellement le meilleur système comme nous l’avions imaginé jusqu’à présent ? Au-delà des considérations écologiques, que nous avons, soit dit en passant, du mal à entériner, nous commençâmes à nous demander s’il était raisonnable d’envisager une croissance qui reposât, à ce point, sur l’exportation et l’importation des matières brutes comme des produits manufacturés ainsi que sur la circulation des personnes. Certains s’interrogèrent sur la pertinence de relocaliser leurs productions.

La tendance est toujours forte en période de crise de rechercher un bouc-émissaire. Nous avons besoin d’un objet, que nous le bannissions, l’excluions ou le détruisions, sur lequel projeter ce qui échappe à notre maîtrise. Ce comportement relève de conditionnements qui nous portent à des raisonnements binaires. L’inconnu qui échappe à notre contrôle ne fait pas peur de prime abord – qui aime à prendre conscience de sa peur ? Une telle reconnaissance demande un effort –, il est mauvais. Or nous avons appris à rejeter ce qui est mauvais. Ce geste est devenu quasi-spontané. Notre réalité, telle qu’elle se présente aujourd’hui, nous empêche cependant de procéder ainsi. Nous avons créé un monde sans frontières. Vouloir soudain en restaurer là où il n’y en a plus est une aberration. Nous ne pouvons pas faire machine arrière. Et c’est précisément ce que révèle la pandémie du COVID-19. Nous comprenons bien sûr les mesures gouvernementales qui consistent à fermer les frontières et à confiner les gens chez eux. Mais ce sont des mesures d’urgences, faute de mieux. Nous ne ferons pas l’économie de réfléchir, comme nous ne l’avons encore jamais fait, la notion de frontières, que ce soit sur le plan géographique, corporel ou psychique. Ce qui nous arrive, à travers ce virus, c’est de l’Autre, sous forme de chaos. Si nous ne le pensons pas, ce chaos va se répandre. Nous n’avons donc pas le choix. Mais penser ne saurait signifier arraisonner, domestiquer, catégoriser. Comme je viens de le dire, le virus se moque de nos limites. Par penser, il faut désormais parvenir à entendre un processus organique de transformation auquel le poète, pour devenir voyant, se soumet, auquel, par conséquent, il nous initie.

Commençons.

Dans notre dernière newsletter, Romain Parent, biologiste, chercheur à l’Inserm, soulignait une proximité entre virus et force. Le virus attestait d’une force dévoyée. L’Occident traverse, depuis un siècle, une crise majeure qui ne cesse de s’intensifier. Heidegger avait insisté sur l’importance du tournant contre l’oubli de l’être et l’empire de la technique. Nos résistances furent telles que nous n’avons pu encore regarder en direction de cet infondé qui nous fonde. Aujourd’hui le chaos gronde et nos fondations tremblent. Attaqué de toutes parts, le modèle qui a présidé à notre construction vacille. Pas un mois ne passe sans que, à la faveur de tel ou tel événement, ne soit remise en question la domination de l’homme blanc, autrement dit l’usage de la force en vue du pouvoir. Le capitalisme, le patriarcat, le colonialisme etc. sont tour à tour critiqués.

Observons encore un instant le plan économique puisque c’est lui qui, au moment de l’apparition du nouveau coronavirus, a accaparé les médias bien avant que ne nous effleure l’éventualité d’un drame sanitaire. Quelle fut, à l’ère du libéralisme économique, notre manière d’envisager nos frontières ? Selon toute apparence, nous avons, tout au long du siècle passé, élaboré des réglementations douanières non pour réguler la circulation des marchandises et des consommateurs, en fonction de nos besoins réels et de la préservation de notre environnement, mais pour faire en sorte qu’à cette circulation corresponde une source de revenus croissante et donc de pouvoir. En réalité, nous n’avons jamais ouvert nos frontières. Même au sein de l’Europe, le processus d’ouverture n’a pas abouti. J’y reviendrai ultérieurement. Nous nous sommes contentés de libéraliser un certain flux (économique et financier), en installant des caisses aux passages douaniers, ce qui a eu pour conséquence d’inscrire l’esprit de comptabilité au centre de tous nos échanges et d’y associer la liberté. Or non seulement les chiffres ne disent pas tout mais encore ils génèrent de la confusion et favorisent un effet de panique. Le mot « panique » tire son origine du dieu Pan qui troublait les esprits. Les chiffres, loin d’apporter des réponses, embrouillent. Ils ne veulent en soi rien dire. Un chiffre n’a de sens qu’en tant qu’il exprime un rapport. Ainsi en est-il de la musique… et du seul chiffre qui, pour le moment, nous indique quelque chose de tangible, celui de un (mètre), à savoir la distance de sécurité pour éviter de transmettre ou d’attraper le virus.

Autrement dit, les chiffres ne parlent qu’aux experts qui, analysant le rapport des chiffres entre eux, peuvent, par exemple, pronostiquer l’évolution de la pandémie. Succédant aux chiffres indiquant l’effondrement des places boursières, arrivèrent donc ceux attestant de la progression du coronavirus à travers le monde. Au 13 mars 2020, on recensait près de 138000 cas, dont 81 000 en Chine, 11.000 en Iran, 15.000 en Italie, 3000 en France. Le 15 mars, la barre des 5000 cas était franchie dans l’hexagone.

Est-ce alarmant ? Au vu de ces chiffres et, par exemple de leur comparaison avec un épisode passé plus ou moins similaire, un épidémiologiste conseillera aux gouvernements un certain nombre de mesures à prendre. Mais nous que devons-nous entendre ? Que nous donne à entendre un chiffre si ce n’est une interprétation réalisée par un scientifique qui établira des statistiques et fera des pronostics. Je ne dis pas que ces données soient fausses ni qu’il faille prendre à la légère les décisions gouvernementales. Je me demande simplement l’information qu’elles nous délivrent.

A l’heure où le monde entier se mobilise contre le coronavirus, rappelons-nous que le conflit syrien a fait depuis 2011 plus de 380.000 morts et que plusieurs dizaine de milliers de Syriens sont actuellement coincés entre la Turquie et la Grèce, ni la Turquie ni l’Europe n’étant disposées à leur ouvrir ses portes. Il s’agit d’un drame politique qui ne date pas d’aujourd’hui et auquel ni l’Europe ni l’ONU ne sont pourtant parvenues à apporter une solution. Il s’agit aussi d’un drame sanitaire puisque non seulement des femmes et des hommes mais aussi des enfants sont en train de mourir de faim et de froid, faute d’infrastructures pour les recevoir. Le chiffre de quelques dizaine de milliers d’être humains aux portes de l’Europe est-il plus supportable que ceux du coronavirus ? Plus maîtrisable ? Plus loin de nous ? sans doute. Disons que nous disposons de nos moyens de défenses habituels pour écarter ce chiffre et ne plus y penser. Les Syriens n’ont pas la même puissance de migration que le coronavirus. Nos postes douaniers et nos fils barbelés suffisent à les arrêter.

Nous pensions d’ailleurs pouvoir continuer ainsi et toujours maintenir l’étranger à l’extérieur de nos frontières. Le coronavirus qui infeste d’abord les marchés alimentaires de Wuhan puis les marchés financiers remet tout en question. Il migre de la Chine et s’étend au monde entier sans reconnaître aucune frontière. Il poursuit son chemin. Il a un message à délivrer. S’arrêtera-t-il une fois sa mission accomplie ? Il serait alors souhaitable que nous accusions rapidement réception du message. Accuser vient du latin : « ad » suivi de « causa », soit « vers la cause ». Accuser quelqu’un consiste à désigner une cause, une origine à un trouble, quel qu’il soit. Accuser réception d’un message consiste à se désigner soi-même, en tant que destinataire, comme cause du message. Le destinataire n’a pas écrit le message mais le message n’aurait jamais été écrit sans lui.

Le nouveau coronavirus était le mal chinois, le mal d’un régime autoritaire au sein duquel les droits de l’homme sont constamment bafoués. Nous pensions qu’il ne nous frapperait pas ou pas avec la même importance. Nous n’en sommes plus certains. Il y a des raisons scientifiques à cette incertitude. Un virus est un agent infectieux mutable. Il absorbe des informations des milieux qu’il rencontre et se modifie en fonction. Ces modifications peuvent le renforcer comme l’affaiblir. Il peut devenir plus transmissible ou plus létale, ou les deux, ou l’inverse. Cette évolution est imprévisible. Elle résiste au calcul. Des chiffres qui s’emballent font toujours craindre cette résistance où se niche l’Autre, l’inconnu.

Contre les virus, il n’existe pas de remède. Les antibiotiques, étymologiquement « anti vie », s’attaquent aux bactéries. Ils sont inefficaces face à ce qui pourrait être décrit comme un code infectieux nécessitant, pour répandre son mal, un hôte, souvent une cellule, dont il utilise le métabolisme. De même qu’il n’existe pas de virus informatique sans ordinateur, il n’existe pas de virus sans biotope à même de le recevoir. Un virus s’adresse toujours un organisme vivant. Face aux virus, la médecine occidentale propose les vaccins. C’est ce qu’elle a trouvé, en fonction de son mode de représentation de la réalité, pour répondre à la déficience de notre système immunitaire.

L’Europe est devenue, au cours de ces derniers jours, l’épicentre de la maladie. Mais aucun vaccin n’a encore été trouvé. Et nul ne sait, pour les raisons énoncées précédemment, comment la maladie va évoluer. Nous sommes face à l’incertitude. Et c’est bien cette incertitude qui nous effraie et que les chiffres ne peuvent qu’entretenir car ils font apparaître en creux ce que nous ne savons pas et que seules nos interprétations relèvent. La pandémie COVID-19 présente, à l’heure d’aujourd’hui, moins de risque de complications et de mortalité que bien d’autres maladies similaires. Pour exemple, le COVID-19, à la date du 28 février 2020, connaîtrait un taux de mortalité de 3,4% selon l’OMS contre 9,6% pour le SRAS en 2002. Cependant nous ignorons encore jusqu’où il va se transmettre et si nos hôpitaux pourront accueillir correctement les patients, en danger de mort, qui se présenteront.

L’Italie, qui fut la première touchée, affronte, selon les médias, une crise sanitaire sans précédent qui tend à démontrer l’insuffisance de ses infrastructures hospitalières. Allons-nous rencontrer la même situation ? Notre service hospitalier résistera-t-il à la crise ? Pouvons-nous d’ores et déjà anticiper l’afflux des malades ? Tirer profit de l’expérience italienne ? Chacun garde à l’esprit la commande massive de vaccins inutiles contre le H1N1 en 2009. Quelle doit être la juste mesure ? Quand intervenir ? Depuis plusieurs années, l’hôpital public se dégrade, faute de moyens et/ou d’une gestion appropriée. Sera-t-il capable d’apporter les soins nécessaires ? Disposons-nous des bons outils pour répondre à tant d’incertitudes ? Les institutions se veulent rassurantes, nous espérons qu’elles disent vraies mais nous sentons bien que quelque chose nous échappe. Cette crise attaque, que nous le voulions ou non, plus que nos certitudes, notre manière de penser.

L’Europe se cloisonne, titrait le Monde daté du lundi 16 mars. Se protéger, protéger les autres. Gagner du temps, peut-être, mais le virus, s’il doit passer, passera. Il ne s’agit pas de dire que les mesures gouvernementales prises dès le samedi 14 mars, veille des élections municipales, et les jours suivants sont dénuées de sens. Bien sûr, il convient d’éviter de se rassembler pour ralentir la transmission. Mais encore une fois, je ne vois pas là autre chose qu’un gain de temps, le temps pour les urgences de se préparer, pour un laboratoire de concevoir un vaccin. Est-ce cependant le temps dont nous avons réellement besoin ? Le temps qui va nous permettre de faire face à ce qui ne cesse de changer de visage et qui nous terrifie ? Tantôt notre peur prend l’aspect de l’étranger, tantôt celui de la mondialisation, tantôt celui d’un virus dont nous aurions apprécié qu’il restât chinois mais qui est devenu aussi le nôtre. Un virus, je le répète, c’est de l’étranger qui frappe à notre porte avec un message dont nous ne voulons surtout pas accuser réception parce qu’il nous terrorise. Et dont nous allons devoir, quoi qu’il nous en coûte, tout de même accuser réception, en nous désignant comme ceux à qui le message s’adresse. Se désigner comme le destinataire ne suffit pas. Si la parole est cryptée, et assurément elle l’est, le destinataire, en se désignant comme tel, accepte implicitement de la décrypter. Car c’est en s’ouvrant ainsi à elle qu’il résorbe l’étrangeté, qu’il devient son autre, son Je, un être qui parle et non plus un individu qui compte. Alors seulement nous mettons-nous à penser… Heidegger élabora cette notion d’être-pour-la-mort. Il ne s’agissait pas d’un trait morbide. Il avait compris que rencontrer l’Autre, ce lieu de créativité et de voyance en soi, consistait à se projeter au devant de soi et à mourir à soi-même, à rencontrer d’abord la mort. L’Occident doit se défaire et cela ne se fera pas, in abstracto, dans les hautes sphères des salles de marchés, cela se produira dans nos chairs. Devrions-nous, face à l’inéluctable, agir comme les Britanniques et décider de laisser le virus se répandre ? Pouvons-nous accepter d’emblée de ne pas sauver des vies ? Pouvons-nous accepter de ne pas sauver des vies qu’en temps normal nous aurions pu sauver mais que faute de moyens nous ne sauverons peut-être pas ? Et sachant cela devons-nous choisir de ne prendre aucune mesure de confinement ? Devons-nous laisser la vie choisir ceux d’entre nous qui traverserons cette crise ? Nos moyens financiers pourront-ils entrer en ligne de compte, en nous permettant, ou pas, de recevoir en cas de nécessité une assistance respiratoire ? Je n’ai pas la réponse. Je souligne simplement des différences de perspective et quelques-unes des questions qu’elles soulèvent.

Récapitulons la situation. D’une part, à la porte de l’Europe, entre la Grèce et la Turquie, des dizaines de milliers de femmes, d’hommes et d’enfants attendent dans la faim et le froid une terre où pouvoir recommencer à vivre. Mais nous ne voulons pas accuser réception de leur demande. Nous avançons, au lieu de cela, l’argument qu’il est impossible d’aider tout le monde, qu’il nous manque des moyens, que nous n’avons pas assez d’emplois à pourvoir, qu’il appartient à chaque état d’assurer la sécurité de ses propres citoyens. D’autre part le coronavirus qui, dans la plupart des cas, génère une forme relativement bénigne, disons, de la grippe que nous connaissons, mais qui, dans d’autre cas, peut entraîner l’apparition d’une pneumonie sévère allant jusqu’à nécessiter d’urgence une assistance respiratoire. Si trop de cas graves venaient à se développer, les hôpitaux saturés, comme il semble que ce soit le cas en Italie désormais, se mettraient à devoir sélectionner les patients à prendre en charge en priorité.

Une telle sélection, pour nous, Occidentaux, relève de l’inconcevable. Outre le fait qu’elle heurte notre croyance en une médecine toute puissante face à la maladie, elle ressuscite les ombres du passé. La sélection, c’était du temps d’Auschwitz. Nous ne saurions assumer, en notre nom, une injustice pareille. Que la vie nous sélectionne, soit. Mais nous ne pouvons pas nous-mêmes opérer cette sélection. C’est pourtant ce que nous faisons aux frontières de l’Europe. Nous avons décidé que ces vies migrantes ne pouvaient pas être sauvées en priorité et nous avons élaboré des raisons pour justifier notre décision. Je veux cependant croire que nous sommes las de cette situation que nous ne parvenons pas endiguer, las de cette effroyable contradiction entre nos idées les plus nobles et nos actes. Nous aspirons à quelques réussites qui nous prouveraient que notre manière d’agir est juste. Qu’il est encore juste de ne suivre que la logique qui nous est transmise depuis des siècles, à savoir de distinguer, d’évaluer, de hiérarchiser et d’organiser dans le temps et l’espace ce à quoi nous allons accorder notre attention en premier, puis en second etc. Nous nous efforçons d’être rationnels. Nous sentons pourtant que la rationalité et le calcul n’apporteront pas la réponse dont nous avons urgemment besoin. Nous aimerions que la vie décide mais ne savons pas vraiment comment nous y prendre pour qu’il en soit ainsi.

Le premier réflexe face au risque d’épidémie fut pour certains de répondre à la peur par l’égoïsme en se ruant dans les magasins pour faire le plein… de papier toilette. De papier toilette ? Passé l’évocation anale et l’éclat de rire, nous revenons à la gravité de la situation et sentons parfaitement qu’il sera impossible d’y répondre en se repliant sur soi, en fermant simplement ses frontières qu’il s’agisse de celle de l’Europe, des Etats-Unis, d’un autre continent ou d’un autre pays. Nous sentons qu’il y a là quelque chose de risible, de minable, au sens de minuscule et de pitoyable, face à l’ampleur de la situation. Nous sentons qu’il nous est demandé de nous tourner vers la grandeur. Mais qu’est-ce que la grandeur ? Où la dénicher dans ce monde matérialiste, comptable et mesquin ?

La pandémie déclenchée par le nouveau coronavirus s’étend désormais, comme son nom l’indique à l’ensemble de la planète. « Pan », en grec, signifie « tout ». Et « -démie » vient de « dêmos » qui signifie peuple. Une pandémie est donc une maladie qui se répand sur tous les peuples, sans souci des frontières qui les divisent. Le terme d’épidémie insiste pareillement sur le fait que la maladie touche le peuple, mais n’insiste pas sur l’idée de totalité, « épi » signifiant simplement « sur ». Depuis que l’humanité existe, elle s’est efforcée de s’ériger en individu. C’est en Occident que cet individu est né au logos et s’est ainsi donné les moyens rationnels de conquérir sa liberté. Il s’est projeté au devant de lui, avide de tout comprendre et de tout maîtriser. Il a peu à peu oublié sa provenance, le lieu d’où il parle pour s’identifier à son Moi. Les périodes de crise mettent en évidence le peu d’individuation de cette construction imaginaire que représente le Moi (ou l’égo). Ce que nous appelons peuple et auquel le virus s’adresse ne constitue pas la somme d’individualités distinctes liées les unes aux autres par le cœur et l’intelligence mais une masse d’égos liés par des habitudes et des comportements conditionnés, aujourd’hui, en grand partie, par l’économie. Une épidémie, et qui plus est une pandémie, n’est possible que là où il y a de la masse, du grégaire, de l’indifférencié ayant besoin pour se différencier d’un étranger à rejeter. Le virus vient révéler le peuple à lui-même pour qu’il se défasse comme entité compacte. Il convoque chacun de façon d’autant plus singulière que les processus d’individuation sont déjà bien engagés. Certains développeront ainsi une forme grave de la maladie, d’autres une forme bénigne, d’autres encore ne seront pas touchés ou développeront une forme asymptomatique, comme si, à ces deux derniers, le virus n’avait rien à dire, comme s’ils avaient d’ores et déjà accusé réception du message. La médecine occidentale dira qu’ils ont un meilleur système immunitaire. Certainement. Mais que signifie le fait d’avoir un meilleur système immunitaire ? Immunité vient du latin munis, serviable, précédé du préfixe in. Immunité signifie donc dispensé de servir. Celui qui dispose d’un bon système immunitaire serait celui qui est dispensé de servir, en l’occurrence, de destinataire à un virus. Pourquoi ? Eh bien parce qu’il n’apprendrait rien de neuf. Ce que le virus pourrait lui apprendre, il le sait déjà ou n’a pas à le savoir pour le moment. Le virus touche celui qui a besoin de lui pour traverser son Moi, se départir de certains conditionnements qui entravent son évolution, et se rendre, ne serait-ce que d’un pas supplémentaire, à son Je qui, comme le disait Rimbaud, est un autre… un inconnu, un étranger. Nul d’entre nous ne se connait. Nous ne nous découvrons que par l’autre. Et ce virus surgit peut-être alors qu’enfermés dans nos empires comptables, nous n’écoutons que notre peur et n’apercevons pas plus l’autre qui frappe à notre porte que notre âme. Il surgit et nous révèle en même temps que nos fausses ouvertures, la vanité de nos frontières pour qu’elles s’ouvrent et que sautent, d’un même geste, les barreaux de nos prisons intérieures. Alors, sans doute, nous sera-t-il donné de nous entendre autrement, ailleurs, là où souffle la fraîcheur d’une conscience à peine éveillée. J’entends aussi le risque que comprend l’épreuve de la maladie, qu’il soit donc souhaitable de mettre tout en œuvre pour l’éviter. J’entends les mesures prises par les différents gouvernements. Elles sont logiques. Je dis simplement qu’il est un autre plan auquel nous sommes appelés et auquel un virus en tant qu’il pointe précisément nos cloisonnements ainsi que nos schémas de pensée éculés, nous rappelle.

L’Europe, trop longtemps, a négligé ce plan. Elle est devenue technicienne et comptable. C’est pourtant ce plan de connivence et d’intelligence qui, au sortir de la Seconde Guerre, lui a donné sa première forme. Mais, au fur et à mesure que les années ont passé, aspirée par ce jeu compétitif qui armait les nations les unes contre les autres, elle a perdu de vue sa vocation qui consistait à accompagner des individus sur le chemin de l’autre, en les éveillant à la beauté infinie de leur âme. Ce virus, par les différentes réactions qu’il suscite, nous rend sensibles aux traits singuliers qui font l’âme italienne, l’âme allemande, espagnole ou britannique. Les Italiens, pour surmonter la mise en quarantaine, se mettent à chanter et à danser, à heure fixe, à leur balcon. Qu’inventerons les Espagnols ? Les Allemands ? Et nous, en France, qu’inventerons-nous ? N’avons-nous pas une symphonie à jouer ? La crise correspond à ce temps de silence durant lequel l’âme se découvre et se prépare.

Camille Laura VILLET

En haut, la carte VIIII appelée « l’Hermite » du Tarot de Marseille. Au milieu et en bas, deux variantes de cette même carte mais titrées « L’ermite ». La carte de l’Hermite qui porte le numéro 9 symbolise le temps de la gestation et du retournement. C’est un temps de crise et d’introspection, de solitude et de silence. Un temps de désert pour que la lumière passe.

« Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je le regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bon sur la scène. »

 «  La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. »

Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, dite lettre du « voyant » : « Je est un autre », 15 mai 1871