« L’Imagination (pour l’homme de l’ancien temps) n’était pas une danseuse courtisane, mais une prêtresse dans la maison de Dieu ; elle n’était pas déléguée pour tramer des fictions, mais pour donner forme à des vérités difficiles et cachées ».
Sri Aurobindo
Le Cycle Humain, Ed. Buchet/Chastel

La fresque centrale du « jugement dernier » (peinte de 1536 à 1541) clôt l’histoire de l’humanité dont la genèse se trouve, quant à elle, au niveau de la voute.

Dans cette imminence de la fin des temps, les corps si différents des damnés et des élus nous sont représentés, signifiant chez les uns l’enchainement de l’âme, chez les autres sa libération, car le corps ici prend la forme des qualités de l’âme[1].
Il porte l’image du terrestre, ou l’image du céleste, dans un rapport d’assimilation du même au même.
Ces conformations négative (au démon) ou positive (au Divin) sont issues de la théologie paulinienne dont Michel-Ange[2] fut fortement imprégné ; théologie de la Forme et de ses mutations dans une perspective eschatologique.

La modernité et la force de ces imaginations spirituelles, pensées imaginatives vivantes, ne cessent en ces temps de chaos collectif de profondément nous interroger sur nos processus d’identification et notre possible entrée en servitude.
Car un sujet se définit aussi par son attachement à « sa propre identité, par la conscience ou la connaissance de soi »[3].

La puissance d’assujettissement, lorsqu’elle participe au Divin, réduit la multitude des élus à un ensemble parfaitement homogène, dans le respect de chaque singularité, et la promesse d’une incorporation au corpus mysticum. Celui-ci élève la conformation individuelle à sa dimension universelle au sein de l’éternel présent d’une vie sans cesse renouvelée, pleine d’une liberté conquise de haute lutte, sans toutefois omettre la grâce qui-toujours selon cette théologie-peut venir saisir le sujet indépendamment de ses efforts.
La puissance d’assujettissement vaut aussi, pour les damnés. Mais elle s’exprime dans ce cas par la chute au profit d’une dissemblance au Divin, par un enchainement identitaire à un corps resté rivé au passé. Prévaut une mémoire purement biologique, fière de ses liens du sang, de son hérédité et relevant d’une conception naturaliste de l’homme, où règne la mort toujours victorieuse.
Pour décrire ce corps, Saint Augustin parle d’« imitation perverse »[4]. Il s’agit d’une conformation au démon, où la liberté promise à l’homme se voit sans cesse piétinée par des forces obscures qui obturent sciemment sa lucidité et son discernement.
Des signes d’animalité apparaissent alors, affirmant une altérité à présent déshumanisée, soumise à une forte contrainte charnelle symbolisée par les anneaux du serpent qui enserre et s’oppose à toute délivrance.

Les avancées de la pensée matérialiste ont fortement progressé en l’âme humaine interrogeant celle-ci sur sa liberté ontologique à l’égard de tout attachement.
Comme le rappelle Levinas, « le détachement de l’âme n’est pas une abstraction, mais un pouvoir concret et positif de se détacher, de s’abstraire. La dignité égale de toutes les âmes, indépendamment de la condition matérielle ou sociale des personnes, ne découle pas d’une théorie qui affirmerait sous les différences individuelles une analogie de constitution psychologique. Elle est due au pouvoir donné à l’âme de se libérer de ce qui a été, de tout ce qui l’a liée, de tout ce qui l’a engagée, pour retrouver sa virginité première »[5].
Et l’âme de garder ainsi l’ouverture à la possibilité de sa résurrection.
L’idée même de l’Europe, projet collectif originellement spirituel, s’est toujours constituée dans cet esprit de liberté conforme à l’essence de l’homme. Judaïsme, christianisme et libéralisme issu des Lumières l’attestent en tant qu’ils sont fondateurs de sa culture.
Et le lien social, en toute logique, de reposer sur ce même socle.

Dans les périodes matérialistes propices aux dérives autoritaires, une translation s’opère inévitablement et ce socle bouge. La race, la communauté de sang, ont pu devenir dans un passé encore récent les nouvelles valeurs d’un lien social considéré comme « authentique ». Et toujours, au sein de ces mêmes dérives, une exaltation du corps biologique et de sa composante héréditaire.
Et si la race n’existe pas, il suffit de l’inventer. Rappelons que le mot « Aryen » si historiquement chargé, était une qualité d’âme et non une qualité de race, le sanscrit ârya signifiant « celui qui laboure, lutte et grimpe vers les hauteurs » tel un guerrier de la Lumière[6].

Les forces matérialistes, toujours, créent une confusion identitaire entre le sujet et le corps biologique dans une pure négation de l’Esprit. L’hérédité, le passé, véhiculés par ce corps deviennent subitement l’essence du moi qui se voit considérablement gêné dans ses tentatives d’élévation à l’âme de conscience.
Être soi-même devient alors acceptation de l’enchainement, exaltation du sentiment d’identité entre le moi et le corps, mais en aucune façon véritable connaissance de soi.

Là où la grande Tradition place le corps physique comme interface entre l’homme d’essence spirituelle et ce qui lui est étranger sur cette terre (les différents règnes de la nature) ; comme miroir et instrument de l’âme nécessaires à sa propre saisie, le matérialisme, quant à lui, demande d’accepter cet enchainement comme intrinsèquement constitutif de cette essence, la replaçant ainsi dans un cadre purement naturel et niant la possibilité pour l’âme d’une connaissance du suprasensible indépendante des organes sensoriels physiques.
C’est cette exaltation du corps biologique et le type d’identification qu’elle procure qui marquent l’effacement de la liberté et l’entrée en servitude par abandon du souci de transcendance.

Le monde d’aujourd’hui valorise grandement le corps biologique avec un attachement identitaire situé maintenant, avec la race et les liens du sang[7], au cœur du génome humain.
Le marché de l’analyse de l’ADN est florissant, s’est totalement démocratisé autour d’un slogan imparable, « l’ADN ne ment pas ». Les tests génétiques généalogiques sont en grande partie fiables ainsi que le dépistage des maladies monogéniques comme la mucoviscidose ou la maladie de Huntington. Mais pas encore pour les maladies dues à de complexes interactions, comme c’est le cas pour la plupart des cancers.
Les consultations génétiques sont désormais très nombreuses avec l’espoir futur de pouvoir ainsi compléter les tests médicaux classiques et prétendre saisir, en temps réel, l’état de santé d’un patient[8].
En 2018 déjà en Chine, pays si fidèle aux choix matérialistes d’une conception dite scientifique du monde, furent réalisées les premières naissances de bébés issus d’embryons génétiquement modifiés, et ce dans une totale illégalité.
Et devant nous se profilent à présent des vaccins géniques expérimentaux de nouvelle génération, porteurs d’une information génétique aux effets secondaires hautement prévisibles à plus ou moins long terme, du fait d’interactions possibles entre des molécules connues comme très versatiles.

Accepter pour une âme l’enchainement biologique, tourner le dos à sa liberté ontologique, c’est aussi valider la prééminence sociétale de la sécurité sur cette liberté et la négation du lien humain.
Nous sommes tous en train de le vivre, aujourd’hui. Il suffit de voir ce qui se passe sous nos yeux, dans les rues.

Si la vulnérabilité est niée, que reste-t-il de l’altérité ? Nous parlons de l’épreuve de vulnérabilité telle que s’ouvre un lieu où se rendre sensible à l’appel, à la souffrance de l’autre homme[9].
Vouloir guérir la matière sans la connaissance de l’Esprit, ou en le réfutant, sera toujours source de grandes impasses et d’enchainements dangereux à cette matière et à ses forces.
Notre tâche d’homme se doit d’abord de redécouvrir l’Esprit au-dessus et en dehors de l’élément physique pour ensuite pouvoir le reconnaître et le libérer au sein du monde sensible.

Luc TOUBIANA

[1] G.Careri, « La torpeur des Ancêtres », Ed. EHESS (2013).
[2] également élève de Marsile Ficin, philosophe qui insistera sur l’articulation entre résurrection et conformation, selon le désir de chacun de se faire ressemblant à Dieu.
[3] Michel Foucault, « Dits et écrits, II. 1976-1988 ». Ed. Gallimard.
[4] Saint Augustin, « Confessions, II, 16, 14 ».
[5] Emmanuel Levinas, « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme », 1934, suivi du dossier de Miguel Abensour « Le Mal élémental », 1997. Ed. Payot.
[6] Satprem, « Le Véda et la destinée humaine », IRE, 1992.
[7] Il suffit de considérer le regain spectaculaire aujourd’hui des mouvements nationalistes et suprématistes.
[8] Voir le dossier « hérédité » de la revue « Sciences et Avenir/ La Recherche », octobre 2020, N°884.
[9] Miguel Abensour, id. p.117.

Michel-Ange, Le Jugement dernier Chapelle Sixtine, Vatican, 1536-1541