Nous ne serons pas des âmes passives
« Il existe, paraît il, dans un maelström, un point où rien ne bouge. Se tenir là !
Ou encore, pour prendre une autre image : dans la roue d’un chariot emballé, il y a un point du moyeu qui ne bouge pas.
Ce point, trouver ce point ».
Christiane Singer, « Du bon usage des crises », 1996.
Nous fûmes au moins quelques uns, en ces longs mois de crise sanitaire, à être profondément surpris de la facilité avec laquelle les mesures les plus liberticides, les contraintes les plus discriminatoires, furent majoritairement et docilement acceptées ; constat d’un phénomène grandissant, d’une dangerosité extrême et déjà intervenu dans notre histoire commune, que l’on pourrait nommer la passivité des âmes.
L’être humain se manifeste au moyen des pensées, des sentiments et de la volonté (dont le corollaire est l’action), nommées communément les trois forces de l’âme[1].
La vision matérialiste et agnostique qui caractérise aujourd’hui notre monde impacte directement ces trois forces, mais de quelle façon ?
La pensée matérialiste qui s’impose actuellement n’était pourtant qu’une simple étape sur notre voie d’évolution. Elle ne prend en compte que les structures idéelles issues de la collecte des phénomènes extérieurs par l’activité sensorielle. Elle ne s’appuie que sur l’âme d’entendement, c’est-à-dire l’intellect, là où nait et s’organise le moi, ignorant volontairement toute connaissance du monde suprasensible.
Ainsi, au cours d’une crise sanitaire, la science matérialiste s’imagine cibler les différents facteurs pathogènes dans les virus et autres bacilles, sans même envisager la possibilité que la santé ou la maladie puissent être abordées différemment, c’est à dire par le biais du corps considéré comme instrument de l’âme.
Une telle pensée est d’autant plus matérialiste qu’elle est intellectuelle et inversement. Elle ne croit qu’en ce qu’elle voit… et ne voit que ce en quoi elle croit.
Limitée au seul jeu de l’entendement, son écueil est l’enfermement dualiste, sans possibilité évolutive pour l’âme, dont les forces prises en étau se sclérosent immanquablement.
Ce faisant, un matérialisme obtus s’oppose à l’âme dont il empêche la progression de la conscience ou peut même nier jusqu’à son existence. Nous devrions aujourd’hui – et peut-être est-ce cela même auquel nous enjoint, par opposition, le matérialisme – élargir notre conscience de manière à ce qu’elle perce enfin jusqu’à ce « Je », qui n’est pas l’égo ou le moi mais, disons, l’organe destiné par son déploiement à se faire structure d’accueil des forces spirituelles les plus solaires.
L’exercice du « Je » s’acquiert. Il passe par l’étayage d’un moi mais n’y demeure pas.
Ce développement de notre âme, en vue d’une conscience plus en lien avec les défis de l’individuation, suppose un réel effort de dépassement de l’homme sur lui-même afin de laisser œuvrer en lui des forces plus singulières encore. C’est l’intensification de ces forces qui permet à l’homme de s’enraciner plus solidement en ce lui-même, non plus moïque ou identitaire (j’appartiens à tel clan, telle famille, telle nation, telle race etc.) mais spirituel (je suis venu accomplir telle tâche, telle mission, telle vocation etc.).
L’être humain ne pouvant prendre appui sur cet Autre que lui, sur son « Je », fonctionne essentiellement sur un niveau du mental peu fiable. Sans aucun fondement intérieur solide quant à son existence, il est soumis à l’erreur, à l’obscurité et au mensonge. Il en résulte un manque de courage et de l’indifférence à l’égard d’autrui, de la planète, des animaux etc.
L’égo qui ne se dépasse pas et oublie son âme ne voit que lui ; ses pulsions déferlent sans réels obstacles, engendrant le chaos.
L’affaiblissement du penser impacte également la vie du sentiment. N’étant plus nourrie par une pensée suffisamment structurée, cette dernière ne pourra générer qu’une fausse sentimentalité, une sensiblerie fabriquée et artificielle (dont l’économie médiatique fera d’ailleurs ses choux gras). La déviation des forces du sentiment impacte tout particulièrement le monde de l’art, qui s’accoquine avec un luxe de façade, de plus en plus dépris quant à lui du respect dû aux artisanats et métiers d’art.
Enfin, cet affaiblissement de la pensée a des conséquences sur la volonté. L’âme, qui ne peut générer par elle-même de véritable conscience morale sans l’appui de pensées et sentiments fiables, n’aura d’autre choix que de s’assujettir aux autorités extérieures qu’elles soient scientifiques, politiques, économiques, éducatives ou religieuses et de se conformer à leurs visions du monde en leur déléguant le pouvoir de décider du bien, du mal, et de la justesse des actes à poser pour la vie en collectivité.
Quid, dans ces conditions de passivité et de soumission consentie, de la démocratie?
« Une démocratie doit être une fraternité ; sinon c’est une imposture » soulignait déjà, dans ses écrits de guerre, St Exupéry.
Sans un solide centre de cohésion, qui ne peut être que le « Je » et non le simple moi, les forces constitutives de l’âme se dispersent inexorablement faisant perdre à l’homme le sens de son unité. Bien des pathologies physiques, psychiques et sociales résultent (et résulteront) de cette situation.
Sans un penser, un sentir et un vouloir engagés, grâce à ce centre référent, dans un dépassement de ce que le monde extérieur nous offre, nous nous condamnons à un appauvrissement spirituel certain et perdons nos racines.
Mais ces racines ont elles encore quelques réalités pour celui qui ne croit qu’en la matière ? Pour celui qui ne croit qu’en ce qu’il voit ou plutôt qu’en ce que lui montre les machines de haute technologie supposées plus performantes que lui ? Il semblerait que la technique ait écarté de nous la pensée que, peut-être, nous ne percevions pas tout ou, plutôt, n’étions pas en mesure de tout nous représenter. Et nous nous réduisons ainsi à l’illusion de ce que nous croyons être et pouvoir conquérir, laissant sommeiller des forces immenses, oublieux de ce qui nous anime et nous unifie.
Comment mieux tenter de cerner ce centre unificateur et harmonisateur des forces de l’âme ?
Sans doute comme un point d’appui mobile et vivant qui organise et influence le mouvement des forces dont il a la charge. Nous pouvons voir en lui un foyer de Puissance qui se décline sur plusieurs niveaux, des plus subtils au plus physiques. Le terme latin qui porte le mieux ce concept est celui de Fulcrum (points d’orientation, leviers, potentialités, autour desquels le mouvement se produit et qui assurent la normalité de la fonction).
Il existe des fulcrums dans la nature (l’œil d’un cyclone par exemple), dans le corps (osseux, tissulaires ou fluidiques), mais il existe aussi des fulcrums de conscience.
L’une des représentations possibles du « Je » serait donc celle d’une Immobilité Dynamique, à la fois foyer de Puissance et de Conscience, dont l’inscription corporelle se déclinerait en différents fulcrums de Santé : osseux, tissulaires, fluidiques et de laquelle émergeraient les trois forces de l’âme, mais cette fois épurées des schèmes d’inertie générés par la subjectivité du moi d’entendement.
Si le « Je » est appelé progressivement à assumer ce rôle organisateur de Santé, la Santé comme résultat naturel de l’investissement de l’Esprit de vie dans le corps physique, nous pouvons à l’inverse considérer le moi comme un possible faux fulcrum, inerte, déstructurant et base d’un schéma lésionnel figé[2]. Le moi est un masque, certes, mais un masque nécessaire à l’advenue de la conscience de soi. Le problème est de s’y fixer. C’est alors qu’il devient un pseudo fulcrum, se faisant passer pour un centre alors qu’il n’en est que le revêtement, la couverture.
Dans la Grèce antique, le terme kyrios désignait le maître de maison responsable de la vie de l’ensemble des êtres qui vivaient sous son toit.
Ce même terme connut un prolongement biblique, le Kyrios (avec une majuscule cette fois, selon la formule « Kyrios o Theos », « le Seigneur est Dieu », que l’on trouve à de multiples reprises tant dans le Premier que dans le Nouveau Testament), Souverain intérieur des forces de l’âme devenues, de fait, ses fidèles instruments.
Une fois ce centre reconnu, peut alors commencer le travail d’épuration des forces de l’âme lesquelles, perdant leur subjectivité faite de sympathies ou d’antipathies, peuvent devenir de véritables sources de connaissance fiables.
Une pensée épurée se distingue par le fait qu’elle n’est plus tributaire des perceptions sensorielles du monde physique. La vie du concept, devenue indépendante de la perception, permet à cette dernière d’être entièrement saisie par la puissance du concept qui, en retour, s’écoule parfaitement en elle (le médecin Johann Heinroth, à qui l’on attribue la paternité des termes « psychosomatique » et « psychiatrie », qualifiait ainsi le penser de Goethe – qu’il admirait – de « penser objectif », dénomination dans laquelle Goethe se reconnaissait pleinement).
L’objectivation de la force du sentir permet, quant à elle, un accès à la connaissance imaginative, l’Imagination spirituelle, dont nous parlons très régulièrement au sein de « Khôra Imagination ». D’où le lien privilégié de celle-ci avec l’art authentique qui lui aussi relève, essentiellement, de la sphère du sentiment.
Une volonté épurée, objective, sans doute encore plus délicate et lointaine à saisir, n’est pas sans rappeler le récent atelier présenté au sein de notre association sur le mythe d’Orphée qui, de sa lyre inspirée, laissait résonner la musique des sphères[3], le pouvoir mystérieux du Verbe.
À l’homme désireux de vivre cette montée en puissance progressive de lui-même en tant que sujet, il appartient de lutter contre la passivité de son âme (et d’en rejeter ses effets pervers, telle la servitude volontaire).
La vision matérialiste du monde ne cesse de le détourner de ce combat et de substituer à un cheminement intérieur une quête obsessionnelle de soi à travers l’éclatement d’identités numériques toujours faussées.
Luc TOUBIANA
