Retour sur le 2ème Festival Poétiser Le Monde

« Notre pensée d’aujourd’hui a pour tâche de prendre ce qui a été pensé de façon grecque pour le penser d’une façon encore plus grecque »[1]
Martin Heidegger

Le 2ème festival Poétiser Le Monde à Grez-sur-Loing s’est déroulé, cette année, du 16 au 24 juillet. Longuement j’ai fait défiler les photos, repensé aux instants, estompé les tensions inévitablement liées à ces moments où tous les efforts se ramassent, où les attentes, aussi, se trouvent comme intensifiées. Et s’il ne se passe rien ? Si personne ne vient, si personne n’aime, si… ?
Mais a-t-on jamais le temps de penser à tout cela alors que maints détails occupent l’esprit ? Anodins, anecdotiques et pourtant nécessaires… Le temps file. Il s’accélère. C’est le vernissage. La date est mal choisie. Le programme entre janvier et juin a évolué. Y aura-t-il suffisamment de monde pour créer l’événement ?

Sur les murs du Prieuré, miroitent les soies coréennes de Kyeong-mee Chung. Inspirées de l’Odyssée d’Homère, les œuvres ont comme verticalisé la mer qui chatoie, fenêtres ouvertes sur le grand pré qui mène à la rivière. Poésie énigmatique qu’éclairent, dans la petite salle, des dessins précis autant que violents. Des jaillissements de l’inconscient, une fièvre, une urgence, au crayon, à la gouache, au feutre… Effusion de passion, de douleur. « Ulysse, dit Kyeong-mee Chung, arrive enfin chez lui parce qu’il réussit à se débarrasser de son égo d’humain. » Entend-elle à « refermer – recoudre – sa blessure » ? Des patchworks émane une quiétude insoupçonnée dont les dessins, seuls, permettent d’éclairer la profondeur douloureuse.
Proposant à Kyeong-mee Chung d’exposer au Prieuré, je voulais continuer de soutenir le geste d’une artiste dont j’estime grandement le travail de pensée et de création, en même temps que remercier une participation active au sein de Khôra. C’est à Kyeong-mee, qui avant d’être artiste plasticienne était graphiste-designer, que nous devons, pour ceux qui ne le savent pas encore, le logo de Khôra. C’est elle encore qui a créé l’ensemble des visuels du 1er festival l’an dernier.
C’est donc très naturellement autour de sa proposition « Odyssée » que s’est organisé le programme de ce 2ème festival. J’avais, il y a deux ans, proposé, au sein des activités de Khôra, une longue traversée de l’Odyssée. Les patchworks de Kyeong-mee invitaient à une nouvelle visite.
Qu’allait nous inspirer Homère cette fois-ci ?

La seconde intention de ce festival fut d’inviter Emmanuelle Jeser, comédienne et auteur. J’avais suivi l’écriture de La délaissée deuxième, sa première pièce et souhaitais lui offrir la possibilité d’une première rencontre avec un public, lui permettre, ce faisant, de tester son projet en le soumettant au « verdict » d’une lecture publique.
Se tissait par ailleurs dans son texte débordant d’auteurs, autour de la question de l’amour, de l’autorité et de l’écriture, quelque chose de subtil auquel l’Odyssée donne, à mon sens, sa forme originelle.

C’est un sujet que j’aimerais approfondir au sein de Khôra et, sans doute, l’une des raisons pour lesquelles m’attire la création à ses débuts, lorsqu’elle jaillit, avant que le créateur n’ait pris tout à fait conscience de la forme qu’il façonne. Envie de favoriser ces premiers instants, fragiles, qu’ils se sentent accueillis.

Il était impossible d’imaginer cette année un festival qui exclue les enfants, de ne rien leur proposer de spécifique. Kyeong-mee accepta d’animer un atelier et de partager avec les plus jeunes le processus d’abstraction qui la guide à travers l’Odyssée.
Pour ma part, j’imaginais une version « pour enfants » de l’Iliade et de l’Odyssée.

Chaque rencontre donna lieu à un verre de l’amitié. Sophie Batsis, par sa seule présence, suffisait à incarner l’hospitalité grecque. Une nappe sur une table jetée, un rameau d’olivier… quelques olives, un peu de féta et le tour était joué !

Le village était agité par la délicate question des bords du Loing. Comment gérer l’affluence des visiteurs désireux de se baigner dans la rivière aux premières fortes chaleurs ? Comment accueillir et préserver dans le même temps la tranquillité des riverains ? Une vraie question d’hospitalité. Une vraie question de philosophie : une vraie question d’altérité. Qu’est-ce que l’Autre ?

J’eus le sentiment, a posteriori, que s’étaient esquissés, dans cet ancien prieuré où nous avions le privilège d’être reçus, pendant une dizaine de jours, de petits rassemblements à l’occasion desquels chacun avait pu exprimer sa spécificité, qui il était en particulier. Kyeong-mee Chung avait enfin pu montrer son travail dans un lieu dédié aux expositions ; Emmanuelle Jeser avait pu partager le fruit de plusieurs années d’écriture et, à travers sa lecture, un peu de sa vision du théâtre, du théâtre auquel elle voulait participer. J’avais, quant à moi, partagé ma lecture de l’Odyssée, avec les adultes, le temps d’une conférence, avec les enfants, à travers un petit spectacle.
C’était embryonnaire, faute de moyens, d’infrastructures mais, somme toute, là. J’étais contente et profondément reconnaissante envers la municipalité de Grez qui, sans rien nous demander, nous avait une fois encore ouvert les portes du Prieuré et donné la possibilité de l’emplir de féérie.
Merci.
On ferait (encore) mieux la prochaine fois…

Nos blessures ne se referment pas. Elles se réveillent parfois à la faveur d’événements que nous aurions sans doute préféré éviter. C’est ainsi. C’est la vie. Il est impossible de tout éviter, de tout anticiper. Serait-ce d’ailleurs souhaitable ? Si nous ne sommes pas des héros, nous devons rester, en cet âge de fer qui caractérise notre époque, de nobles guerriers. Car c’est seulement par nos actes, à travers le combat agonistique, ce corps à corps dont l’Iliade s’est fait le récit, que l’être humain accroît ses vertus et grandit. L’adversité qui se présente correspond à cet étranger en nous, que nous n’avons pas encore su reconnaître et avec lequel il va pourtant bien falloir que nous apprenions à parler.
Gaia Saitta (qui était, pour mémoire, l’artiste invitée du 1er festival), dans Mi sa che fuori c’è primavera[2], évoque cette technique japonaise qui consiste à recoller les fragments brisés des poteries avec de l’or.
L’or des poteries correspond à la parole des hommes. Tant que nous aurons le courage de la parole, de traverser les tourments qui précèdent l’accès à ce plan où le glaive devient le verbe, notre humanité n’aura rien à craindre. Nous plongerons dans ce fond changeant auquel les mythes ont donné formes vivantes et nous revivifierons notre pensée, la rendant plus grecque encore, c’est-à-dire plus divine, plus libre. Nous la laverons de nos représentations figées. Et nous nous débarrasserons de ces projections, devenus enfin conscientes, au moyen desquelles, sans le savoir, nous voilions jusqu’alors l’accès à nos cœurs.
Accomplissant ce travail héroïque, nous permettrons qu’entre nous coule non plus le sang mais l’or, non plus la haine mais l’amour.

Tel est ce que m’inspira ce 2ème festival… Nous n’avions pas transformé un prieuré en agora mais je me prenais à le rêver.

Ceci étant dit, l’année à venir, pour ce qui est des ateliers et autres rencontres que nous avions coutume d’organiser au sein de Khôra, sera une année de jachères. Prise par des projets personnels, je ne pourrai pas en effet consacrer un temps suffisant à l’association. Aussi avons-nous décidé, avec Luc Toubiana, de profiter de cette période pour préciser nos intentions pour Khôra. Nous continuerons toutefois, ce qui nous permettra de nourrir notre réflexion, de publier les newsletters.
L’adhésion 2022 restera valable tout 2023. L’Assemblée Générale se déroulera, comme prévu, en décembre avant les vacances de Noël ou juste après en janvier. Les membres recevront une convocation. Ce sera l’occasion de faire ensemble un premier point.

En vous remerciant de votre compréhension.

Camille Laura Villet


[1] Heidegger, Acheminement vers la parole, « D’un entretien de la parole », Paris, Tel Gallimard, 1996, p. 125.
[2] https://www.theatrenational.be/fr/productions/2398-je-crois-que-dehors-c-est-le-printemps