« …L’homme habite en poète… »
Retour sur la lecture du 26 août

« C’est parce que la poésie prend cette mesure mystérieuse, nous voulons dire la prend à l’aspect du ciel, qu’elle parle en « images ». Aussi les images poétiques sont-elles par excellence des imaginations : non pas de simples fantaisies ou illusions mais des imaginations en tant qu’inclusions visibles de l’étranger dans l’apparence du familier. »
Martin HEIDEGGER

Le festival  POÉTISER LE MONDE s’est achevé le samedi 28 août. Temps de partage et de considération. Temps de recherche et de création. Temps d’éveil et d’imagination.

Quelques jours plus tôt, nous avons proposé à votre écoute l’un des textes (difficile) qui a inspiré – et pas qu’un peu – ce projet de festival. Cette lecture était accompagnée du son merveilleux de la flûte de Julie HUGUET mais, sans préliminaires, elle a tout de même déconcerté – voire même un peu perdu – plus d’un d’entre vous. Il s’agissait de « …L’homme habite en poète… », une conférence de Heidegger à partir d’un vers du poète Hölderlin :

« Plein de mérites, mais en poète, l’homme
Habite sur cette terre. »

Prenons le temps d’y revenir.
Les concepts philosophiques sont des puissances contenues dans ces vases que sont les mots. À mesure que la puissance du concept est mieux perçue, le mot s’enfle ; il prend de l’ampleur et se colore de teintes de plus en plus subtiles. La langue paraît s’enrichir. Mais c’est le lecteur ou l’auditeur qui, en réalité, se transforme. Des portes, en lui, s’ouvrent. Il se souvient. Il entend mieux. Lire de la philosophie consiste à pénétrer – ou plus exactement à se laisser pénétrer – par cette lumière de la parole qui manifeste sa puissance.

L’écriture de Heidegger procède en spirales de sorte qu’à chaque nouveau passage le mot fasse entendre davantage le concept qui l’anime, la pensée qui le vivifie.

« Plein de mérites, mais en poète, l’homme
Habite sur cette terre. »

D’emblée, la condition humaine se trouve posée. Il faut bien des mérites à l’homme pour habiter sur cette terre, bien des efforts pour surmonter les obstacles que tout projet fait nécessairement apparaître. Cultiver un champ est difficile. Construire une maison, l’entretenir, parfois pénible. La nature n’est pas toujours favorable, le terrain peut s’avérer instable, le gel peut frapper bien après le printemps. Mais le poète insiste : ce n’est pas là ce qui fonde l’habiter humain – la possibilité, pour l’homme, d’habiter cette terre.
En deçà ou par-delà cette existence pleine de mérites, l’homme habite en poète… L’essence de l’existence de l’homme relève d’un habiter poétique. Poiésis, en grec : créer.

« L’homme n’habite pas en tant qu’il se borne à organiser son séjour sur la terre, sous le ciel, à entourer de soins, comme paysan (Bauer), les choses qui croisent et en même temps construire des édifices. »[1]

L’homme n’est pas seulement dans le monde. Il est au monde : il l’habite. Et cela signifie qu’il le réinvente. Mais que veut dire réinventer ? Dès sa naissance le petit d’homme, qui, comme le précise Kant dans son Anthropologie du point de vue pragmatique, n’a le Je qu’en puissance, est entouré de ceux qui vont lui permettre, par l’acquisition du langage, d’y advenir à ce Je et de pouvoir tisser avec ses congénères ce monde symbolique qu’est le monde humain.
Nous ne sommes pas dans le monde. Nous ex-sistons. Étymologiquement cela signifie que nous nous tenons hors de lui, dans un « sur-monde » symbolique. Nous nous tenons dans la parole. Et la parole, dit le philosophe, précède l’homme. En premier, était le Verbe. L’homme doit au Verbe son existence.

« L’homme parle seulement pour autant qu’il répond au langage en écoutant ce qu’il lui dit. »[2]

Nous ne survolons pas pour autant le monde. Le poète n’est pas détaché de la réalité au sens où il flotterait dans ses fantaisies. Nous avons à charge d’en révéler l’essence. Nous avons à charge de le rendre à la parole. Et cette charge n’est pas un poids. Elle est bien plutôt un honneur, l’honneur fait à celui qui a été conçu à l’image de Dieu. Par cet acte, en effet, qui consiste à remettre le monde à la parole, nous répondons à et de notre être.

« Être poète, ajoute encore le philosophe, c’est mesurer. »[3]

La phrase est surprenante. On ne s’y attendait pas. Que vient faire la mesure alors qu’il n’a été question, jusqu’ici, que de parole ? En quoi le calcul et la littérature se mêlent-ils ? Justement, il n’est question ni de littérature ni de calcul.
Mesurer consiste ici à prendre la mesure de la Dimension du monde humain, autrement dit de l’écart entre le Ciel et la Terre. Cette mesure ne saurait être effectuée par calcul ni au moyen d’instruments dits de mesure. L’arpenteur du Château de Kafka n’a pas d’outil. Il est le poète : K. Celui qui se heurte à l’hostilité des hommes mais qui, par la parole, défait l’emprise temporelle autant que matérielle et ouvre les cœurs à ce qui, dans la langue, appelle afin d’être écrit et qui, pourtant, se soustrait à toute écriture.
A l’origine du monde, une première séparation, une première blessure : la castration, par Cronos, d’Ouranos le Ciel, fils et époux de Gaia, la Terre.

Ce point où se fissure le monde pour apparaître, seul le poète, par un acte d’imagination insensé, peut le rêver ; dans le ciel, en apercevoir le reflet. Jamais un œil, même doté de la technologie la plus élaborée, ne pourra atteindre ce lointain. Il est ce qui de toute éternité demeure étranger, ce qui de toute éternité se soustrait au visible.
Ce point où se fissure le monde pour apparaître est le point poétique par excellence, le lieu depuis lequel l’homme habite sur cette terre. Point mémoriel, point de solitude.
Chercher ce point de solitude. Travailler par la suite à l’achoppement des solitudes. Dans le lointain : se faire signe. Emettre une parole et tenter de bâtir un monde plus humain, un monde, vous l’aurez compris, poétique, à l’heure où la rationalité comptable et la normativité, partout, gagnent du terrain.

Notre festival, à sa façon, fut donc un acte de résistance.
Un acte libre, joyeux et doux mais résistant !

Merci infiniment à la municipalité de Grez-sur-Loing de l’avoir accueilli ainsi qu’à tous les Grézois qui nous ont soutenus.

Camille Laura VILLET 

[1] Martin Heidegger, Essais et conférences, « L’homme habite en poète… », Tel Gallimard, Paris, p.242[2] Martin Heidegger, Essais et conférences, « L’homme habite en poète… », Tel Gallimard, Paris, p.228[3] Martin Heidegger, Essais et conférences, « L’homme habite en poète… », Tel Gallimard, Paris, p.235