ART VIVANT II
Considérations spirituelles sur l’art ostéopathique

« Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir. »
Frantz Fanon, Les damnés de la terre, 1961.

Contrairement à beaucoup de mystiques de son époque, Emmanuel Swedenborg (1688-1772) proposa une approche du Divin et du monde spirituel au travers de la réalité matérielle, du respect religieux pour la Nature plutôt que par son rejet. Sommité scientifique reconnue en son temps mais aussi philosophe, psychologue et théosophe suédois, il ne cessa de soutenir la vision directe d’une réalité spirituelle sous-tendant le monde naturel.
Nous savons, de façon certaine, qu’il fut une impulsion puissante pour Goethe (1749-1832) ; impulsion que ce dernier dut d’une certaine façon « assainir », Swedenborg ayant pu développer, du fait d’un terrain maladif, des visions morbides ou délirantes.

Lors de son voyage en Italie, en 1787, Goethe prit pleinement conscience que tous les chefs-d’œuvre antiques enfantés par l’homme étaient également les plus hauts produits de la Nature, c’est-à-dire créés d’après des «lois vraies et naturelles ».
« J’ai le pressentiment que ces artistes incomparables procédaient par les lois par lesquelles procède la nature elle-même », écrit-il dans une de ses lettres d’Italie[1].
La texture profonde de l’âme de Goethe étant celle d’un artiste, c’est avec un regard artistique qu’il chercha à saisir, dans un penser imaginatif devenu réceptacle de l’Idée entravée au sein des phénomènes du monde, « l’éternelle loi qui préside aux œuvres de la Nature », la même loi éternelle reconnue au cœur des plus hautes réalisations humaines.
Dans ses Aphorismes, nous trouvons une hymne intitulée « La Nature » qui synthétise sa pensée :
« Elle construit et détruit toujours, et ses sentiers sont inaccessibles. Elle vit en ses innombrables enfants, mais la mère, où est elle ?
Elle est la seule artiste…
Chacune de ses œuvres a son être propre, chacun de ses aspects possède son concept isolé.
Et cependant tout compose un seul être… »[2].

Et c’est avec ce même regard d’artiste qu’il chercha à saisir, mais scientifiquement cette fois, les harmonies et les antagonismes des forces imaginatives créatrices des formes (Idées) ainsi que la cohérence du concept de métamorphose.
Ce monde des forces imaginatives se présenta alors à lui sous un double aspect lequel formait pourtant une unité.
D’une part comme volonté agissante dans les substances, semblable à une poussée inconsciente ou encore au fondement pulsionnel du monde ; d’autre part comme Idée, à savoir la forme intelligible immuable et universelle telle qu’elle apparaît en l’âme de conscience humaine forte de s’être hissée au penser imaginatif.
Ces recherches guidèrent Goethe vers la certitude de la « plante originelle », de « l’animal originel », mais aussi de la « vertèbre primordiale », étape nécessaire à sa volonté profonde de percer le mystère de la construction du crâne humain[3].

Le transcendantalisme de Swedenborg engendra une émanation particulièrement puissante dans les États-Unis de la fin du XIXème siècle, le « Spiritualisme », mouvement qui influença une autre personnalité remarquable, celle d’Andrew Taylor Still (1828-1917), le père fondateur de la médecine ostéopathique. Lui aussi voyait dans la Nature un livre écrit « par la main de Dieu » et adopta comme règle de vie absolue de devoir le déchiffrer.
Esprit libre, élevé dans la nature, il voyait en elle « un sujet d’expérience, un vaste tout protéiforme et lui, un participant de son schéma sans cesse changeant ».
Il laissa en héritage un concept révolutionnaire, le germe puissant d’une médecine du futur, une œuvre considérable restée pourtant inachevée.

Deux de ses élèves vont s’attaquer, chacun à leur manière, à la part manquante du concept originel, à savoir l’ostéopathie dans le champ crânien.
Il s’agira de Charlotte Weaver (1884-1964) et surtout de William Garner Sutherland (1873-1954). Tous deux vont alors reprendre les études de Goethe sur la base du crâne comme métamorphose d’une vertèbre primordiale afin d’en dégager une possible vision conceptuelle et thérapeutique.

Charlotte Weaver fut ostéopathe et neuropsychiatre. Elle explora en profondeur l’hypothèse des vertèbres crâniennes formulée par Goethe, l’enrichissant de données anatomiques et embryologiques.
Ses travaux sur les rapports entre les troubles neuropsychiatriques et les lésions de la base du crâne furent officiellement reconnus par les instances ostéopathiques américaines. Elle séjourna à Paris, de 1931 à 1935, et l’on suppose que ses recherches intéressèrent fortement Jacques Lacan qui, en 1931 justement, dans un article sur la structure des psychoses paranoïaques mentionne l’existence d’études récentes américaines valorisant une prophylaxie utile et pouvant être exercée dés l’enfance.
Les propositions ostéopathiques, précisément, de Charlotte Weaver.

William Garner Sutherland, quant à lui, restera à jamais pour l’Histoire le génie qui a su, en devenant son propre sujet d’expérience, conceptualiser le mouvement crânien, l’unité fonctionnelle cranio-sacrée, la fluctuation du liquide céphalo-rachidien et l’importance du corps fluidique dans les processus lésionnels et thérapeutiques. Il sera également très influencé par la vision goethéenne de la base du crâne comme métamorphose vertébrale. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer le titre de certains de ses articles : « traitement des vertèbres modifiées dans l’influenza respiratoire » (septembre 1934), ou encore « vertèbres modifiées et tic douloureux » (mai 1935).

De tous ces parcours de vie, aux destins si intimement mêlés, que pouvons nous retenir ?
D’abord, qu’une vérité suprasensible a besoin pour parvenir à s’incarner dans le monde et à se déployer progressivement au fil des générations, de consciences humaines aptes à la recevoir et à en prendre soin.
Mais aussi qu’une impulsion artistique authentiquement vivante peut, telle une sève nourricière, irradier et imprégner de sa chaleur d’autres domaines que l’art en tant que tel, comme la science, la philosophie ou le religieux.
Charge alors au scientifique, au philosophe ou au religieux d’assumer cette fonction assignée à l’artiste et de faire pont entre les mondes sensible et suprasensible.

Luc TOUBIANA

[1] Goethe, Voyage en Italie, 1816.[2] Goethe, Maximes et réflexions, 1833.[3] Thomas Göbel, À propos de la constitution du crâne, Ed. Tycho-Brahé, 1995.