Insaisissable est la khôra

« Enfin il y a un troisième genre, celui du lieu: il ne peut mourir et fournit un emplacement à tous les objets qui naissent. Lui-même, il n’est perceptible que grâce à une sorte de raisonnement hybride que n’accompagne point la sensation: à peine peut-on y croire. C’est lui certes que nous apercevons comme en un rêve, quand nous affirmons que tout être est nécessairement quelque part, en un certain lieu, occupe une certaine place, et que ce qui n’est ni sur la terre, ni quelque part dans le Ciel n’est rien du tout. »
Platon, Timée, 52b

Je viens de lire le texte de Luc Toubiana, que vous découvrirez à la suite de cet édito.
Ce qu’il m’évoque : un changement d’ère. Mieux encore un nouvel âge pour l’humanité.

La découverte qui permet à Sutherland de faire basculer l’ostéopathie du modèle biomécanique au modèle dit biodynamique me paraît reposer sur un changement radical de son aperception du monde… changement que l’humanité, dans son ensemble, devrait progressivement opérer.

Pouvons-nous entendre que la matière n’est rien sinon la cristallisation factice d’un geste ? Nous croyons que la chose est ce qui nous importe. Nous nous attachons au factice, à ce qui est fabriqué. Et c’est là notre erreur. Le monde existe… mais il n’est, en tant qu’existant – étymologiquement en tant que « ce qui se tient hors » – que la trace d’une projection qui, déjà, évolue ailleurs. Ce que nous voyons, le monde comme représentation, pour reprendre Schopenhauer, est passé. Il existe, certes. Mais il n’est plus. Et la trace, nécessairement, renvoie à un ailleurs dont elle est, seulement, l’expression : une parole. Charge à l’homme de la prononcer. Mais il s’est tu.

Le temps, ce que nous appelons le temps, provient de cette déhiscence et de notre adhésion à ce qui en jaillit. Nous nous laissons prendre par la magie du monde, tissés aux étoffes de la réalité… Maya, disent les Hindous, pour parler de la dualité et de son illusion. Nous nous pensons adultes, aux prises avec les questions concrètes, attelés aux affaires sérieuses. Il se pourrait, en fait, que nous nous soyons bien plutôt endormis; que nous ait comme absorbés un sommeil lourd et sans rêve.

Or le Réel appartient à l’ordre du rêve. Nous devons réapprendre à rêver. C’est urgent. Nous devons retrouver comment vivre à la manière des Anciens qui, parmi les hommes, devinaient la présence des dieux. J’imagine alors cette respiration primordiale, ce Souffle, tout à la fois en moi puisqu’Il m’anime et hors de moi puisque de toute évidence il ne m’appartient pas mais que bien plutôt je lui appartiens, en ce sens que je lui suis redevable de la Vie.

La vérité m’a échappé alors que nous échappait le miracle des formes. Elle a filé entre nos doigts avides. Nous devrions être accablés de nostalgie. Peut-être le sommes-nous. Et tout ce chaos n’est-il que le résultat d’une tentative de fuite ou de déni. Nous avons perdu la lumière de l’Aube. Et nous courons, à tâtons, nous bousculant les uns les autres, dans une nuit électrique.

Pouvons-nous retrouver la lueur du commencement ?

« En tout commencement, écrit Philippe Jaccottet, il y a une merveilleuse puissance qui se moque de ce qui viendra ensuite, ou qui ne peut le concevoir (bien qu’il y ait eu auparavant des millions d’autres commencements dont n’apparaît que trop clairement l’usure, une fois retombés dans le temps), une puissance enivrante qui nous entoure de paroles joyeuses comme d’une troupe d’anges, paroles disant et redisant tout autour de nous, d’un mouvement si continu qu’il n’y a plus de faille possible entre elles par où se glisserait l’incertitude ou la terreur : Voici ce qui est donné par l’amour, le lieu de la lumière, la certitude de l’insaisissable qui nous sauve ! »[1]

Insaisissables sont ces forces de vie, au sens où elles ne se révèlent qu’à la main qui écoute, jamais à celle qui prend. Insaisissable est encore la khôra dont Platon fait ce lieu « que nous apercevons comme en un rêve »[2].

Nous sommes pétris par l’Insaisissable. Notre salut, me semble-t-il, est tout entier contenu dans cette conscience ainsi que dans l’humilité qui en découle.

Camille Laura VILLET

[1] Philippe Jaccottet, Eléments d’un songe, Paris, Gallimard, 1961, p.84.[2] Platon, Timée, trad. Albert Rivaud, Paris, Les Belles Lettres, 52b