Par-delà les faux-pères… Refaire monde

« Dans les plus belles chansons d’amour, quelque chose vit de ce sentiment irrésistible ; comme si l’objet de l’amour n’était pas seulement lui-même, mais aussi la feuille qui frémit sur l’arbre, le rayon dont s’enflamme l’eau, – métamorphosé en toutes choses, et magicien qui métamorphose toutes choses ; une image éparpillée en mille éclats à travers l’infini du Tout, afin que, où que nous marchions, ce soit toujours dans notre douce terre natale. »[1] Lou Andreas-Salomé

Je me promenais, hier soir, entre le salon et la cuisine, épluchant une clémentine, la mangeant lentement, quartier par quartier. En fond sonore, une lecture en ligne[2] de Lettre ouverte à Freud de Lou Andreas-Salomé… Je capte des mots au détour de mes allées et venues. Des mots qui font écho à mes cogitations du jour :

« L’Eros n’a jamais de fin : s’il ne déferle pas dans les flots impétueux de la passion, il n’en fait pas moins sentir ses effets en assurant notre cohésion avec le tout dans le ventre de la mère, et jamais le cordon ombilical ne sera définitivement coupé. »[3]

Lou Andreas-Salomé fait référence à l’Eros primordial, lequel, nous dit Hésiode, naquit de Chaos. Je vois en lui le Négatif, une force de liaison et de déliaison, un premier mouvement et me dis : tout être humain qui naît, parce qu’il a un jour baigné dans les eaux ondoyantes de la bulle utérine, est parcouru de ce mouvement. Tout ventre maternel retient en lui Chaos et Eros. En ce lieu, le monde se forge. La femme est le miroir d’Eros à la surface duquel prend forme le chaos. J’imagine un monde flottant, le monde végétal des Minoens… un monde d’arabesques dansantes, qui prolonge ma rêverie. Je ne suis peut-être pas tout à fait seule, de l’autre côté du miroir, retenue dans la bulle utérine.
La lecture se poursuit. Je m’en vais. Je reviens… L’animatrice, qui se reconnaîtra, commente :

« C’est là que nous ne suivrons pas Lou… » Je comprends que la divine muse de Freud ne met pas tout à fait l’être du côté de la réalité… mais plus du côté de l’art, de la création dont le but n’est pas l’objet, mais l’ineffable transir du désir, Eros… la Vie.

Lou Andreas-Salomé est retenue ailleurs, en un monde qui n’a pas encore vu le jour. Elle annonce le germe d’une époque qu’il nous est impossible d’imaginer. Elle est la rose, en bouton, d’un petit Prince qui n’a pas encore posé le pied sur sa planète. Elle est un pur futur tourné vers les frémissantes impressions sensibles du présent, lesquelles sont, en réalité, révélatrices d’un passé qui ne cesse de s’estomper et de se réinventer. Lou Andreas Salomé habite, en secret, le lieu où l’être devient l’étant et le monde monde. Il s’agirait d’un lieu magique si la puissance de son esprit ne lui conférait toute la rigueur de la Raison.

En quoi cette femme aujourd’hui nous adresse-t-elle ?

Elle est la femme qui s’est détachée des pères. Elle a anticipé la chute des transmissions et le déclin de l’Occident. Elle ne considère pas Freud, qui lui est plus âgé de cinq années, comme un père, mais simplement comme un aîné, tout inventeur de la psychanalyse soit-il. Il a ouvert une voie. Elle le reconnaît, s’y engouffre et la réinvente en l’explorant à sa guise. La voie n’appartient plus à son inventeur. Ce que touche Lou appartient aussitôt à l’Aïon[4].

La liberté qu’elle s’arroge en fait une pionnière inspirante. Lou Andreas-Salomé, en s’émancipant des pères, montre qu’elle est parvenue à en intégrer la structure. Elle peut désormais se départir de toute croyance factice, de tout attachement superficiel. Lou Andreas-Salomé séjourne en un pays éternellement « sous-jacent ». Elle habite, de l’autre côté du miroir, la substance de la vie même, de laquelle surgiront les formes nouvelles, lorsque tous les faux-pères, ces idoles monstrueuses auxquelles notre époque, faute de dieux, donne foi, seront tombés.
C’est en ce lieu universel et singulier qu’un monde refleurira. Le jour où la rose accordera, pour un premier matin, ces pétales au soleil, un petit Prince sera là. Considérant la rose, il s’approchera, curieux. Le mouvement insolite d’un pétale, pareil à un œil qui s’écarquille, lui inspirera une salutation : bonjour. Et la rose répondra : bonjour. Entre la rose et le petit Prince, commencera une conversation, semblable aux premières notes d’une symphonie…
Ce sera le premier matin du monde nouveau.

Camille Laura VILLET

[1] Lou Andreas-Salomé, Eros, Les Editions de Minuit, Paris, 1984, p.91-92[2] Atelier animé par Linda Gandolfi, co-fondatrice des « Enfants de Chiron »www.lesenfantsdechiron.com[3] Lou Andreas-Salomé, Lettre ouverte à Freud, Folio essais, Paris, 2017, p.59[4] Aïon : l’éternité chez les Grecs, le temps absolu qui transcende tous les autres temps, celui de Chronos, linéaire, continu, d’un passé vers un futur en passant par un présent, celui de Kairos, opportun, et qu’il faut savoir saisir au moment où il passe.