Nous ne les laisserons pas assassiner notre pouvoir de rêver

« Nous avons bien dit que nos philosophes devaient être dans leur jeunesse des athlètes guerriers ? »
Platon, La République, Livre VII, 521d

Dans une très belle allocution au Centre Pompidou, juste avant notre reconfinement, Virginie Despentes[1], rappelait : « On n’est pas obligés… » De quoi ? Je vais le dire avec mes mots : d’adhérer à la fiction que nous impose le régime de l’entendement. Virginie Despentes, plus incisive que je ne parviens à l’être, parle de phallocratie. Elle cible directement le versant perverti, endurci d’un certain rapport au monde qui, au départ, n’était pas mauvais.

L’entendement aura en effet permis à l’Occident de s’individualiser, de se rationaliser, de se techniciser… mais il a fait son temps. Il ne s’agit pas cependant de le mettre au rebus mais de l’enrichir et, partant, de nous transformer. L’aventure du sujet occidental, c’est-à-dire de cette instance que les philosophes déclarent libre et pensante et que nous éprouvons par ce sentiment d’être uniques et singuliers, a commencé, au 6e siècle avant J.-C., lorsque l’homme grec a pris la parole en s’appuyant non plus sur ce que lui dictait la physis, la nature naturante, mais en s’appuyant sur son propre fond.

Le sujet est né avec le logos, la raison, la parole, le verbe : la possibilité de dire le monde ou encore de le fictionner.

Le sujet est né avec l’art de se raconter des histoires. C’est ainsi en effet qu’il a pu commencer à écrire sa propre histoire. Observez les enfants ! Comme ils plongent dans les contes que nous leur lisons et savent inventer les leurs ! Ils mettent en scène leur vie et s’érigent depuis leur fond imaginaire vers nous, les adultes, qui représentons, à leurs yeux, la société, le vivre ensemble et l’objectif visé par la parole.
La parole est venue aux êtres humains afin qu’ils puissent réinventer le lien qui les unissait, à l’origine, en un même tout, les uns aux autres ainsi qu’au monde. La parole est venue aux êtres humains afin qu’ils puissent s’entendre.

Qu’en avons-nous fait sinon un outil de savoir, de domination et de division ?
Qu’en avons-nous fait sinon un reflet de nos peurs ?
La parole, au fil des siècles, s’est cristallisée. Des académies de sachants en ont fixé les règles. Il ne s’agissait pas simplement d’uniformiser la langue et de faciliter la communication mais, subrepticement, de confisquer, déjà, le pouvoir que nous avons tous de la cocréer.
Pourquoi cette confiscation ?

Ce que nous créons, nous le projetons aussitôt dans le monde comme monde, sans le savoir ou bien l’oubliant sur le champ. Nos projections nous semblent ainsi disposer de leur vie propre. Nous pensons avoir à faire à une réalité autonome dont il nous faudrait parvenir à déceler le mystère, à déterminer les lois. Notre logos, notre capacité depuis nos creusets imaginaires à fictionner le monde, se trouve alors enchaîné à nos fictions passées, invariablement reconduit à nos mécanismes antérieurs. Au lieu d’évoluer vers la conscience, nous faisons croître la réalité même dont nous devrions inlassablement nous détacher. Les ombres s’épaississent. La matière s’endurcit. L’entendement dont s’est armé notre égo pour advenir à la conscience de lui-même ne veut plus rien céder. Il impose à tous sa réalité comptable et marchande : les chiffres de la covid-19, le vaccin comme seule issue à cette « crise sans précédent », une guerre qui n’en a que le nom.

L’égo, qui n’est ici qu’une projection parmi toutes les autres, se fait passer pour le sujet, l’instance libre et pensante censée nous gouverner. Nous sommes, cependant, de plus en plus nombreux à ouvrir les yeux : ce n’est pas à l’égo, à celui qui prétend savoir et dominer, qu’il convient de se fier mais à celui qui projette et qui n’est rien, enfin rien de visible.

Nous sommes de plus en plus nombreux à rechercher l’Autre en ces visages que notre société matérialiste écarte, à rechercher dans leurs regards le reflet de nos propres blessures afin de nous ouvrir un passage vers nos propres fictions, nos propres besoins de renaissance.

Et nous sommes de plus en plus nombreux à pouvoir réinventer le monde. La violence et la bêtise ont attisé notre colère. Nous trouvons la force de briser nos chaînes. Nous remontons la route escarpée qui mène à nos sources atemporelles.

La décision de rompre a suffi. Nous sommes déjà en train de tisser la fiction de demain. Ils le savent. Ils tremblent. Les chiffres pleuvent comme des balles. Ils sont faits pour nous empêcher de produire les mots qui les invalideront. Mais il est trop tard. Ils ne nous atteignent plus. Nous sommes passés de l’autre côté. Nous reviendrons bientôt, étincelants.

Une guerre a commencé. Pas contre un virus. Pour la liberté.

Nous avons acquis la parole et étayé un entendement pour pouvoir, aujourd’hui, accomplir ce que nous sommes, chacun individuellement, en nos singularités distinctes, et commencer à nous réentendre.

Camille Laura VILLET

[1] https://www.youtube.com/watch?v=oW4OC42Bzxo&feature=youtu.be&fbclid=IwAR39Anf3hbbttXrcxZ5Q-4rrjwJILLk_TT2ylbFTJLHed924oLNJ_4bjHL4