De l’imagination

« Ce n’est pas de l’imagination au sens courant du mot, qu’il sera traité ici : il ne s’agira ni de fantaisie, profane ou non, ni de l’organe à sécréter un imaginaire identifié avec l’irréel, pas même exactement de ce que nous considérons comme organe de la création esthétique. Il s’agira d’une fonction absolument fondamentale, ordonnée à un univers qui lui est propre, pourvu d’une existence parfaitement « objective » et dont l’imagination est en propre l’organe de perception. »
Henry Corbin
L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn’Arabi

Le mot « imagination », en complément à celui de Khôra, ne cessant de surprendre et de questionner, il nous a paru pertinent de procéder à quelques éclaircissements.

Prenons tout d’abord le temps de distinguer des termes souvent confus dans notre esprit. L’imaginaire n’est pas l’imagination. Et l’imagination spirituelle n’est pas non plus l’imagination qui nous permet de concevoir des éléphants roses !

L’Imaginaire, dans son acception psychanalytique (et principalement lacanienne), relève de la structuration psychique. Il fait fond sur le trou du Réel et permet l’édification du Moi. Par ailleurs, lorsque l’on dit de quelqu’un qu’il est doté d’un puissant imaginaire, on visualise assez aisément quelqu’un s’adonnant à des rêveries sans fin.

En revanche, lorsque l’on parle d’une personne à l’imagination féconde, on fait allusion à une pensée particulièrement imaginative ou créative, à un romancier, un dessinateur, un architecte ou même un philosophe ne tarissant pas d’idées. Cela ne veut pas nécessairement dire qu’il les explore ou concrétise toutes mais qu’elles naissent en lui et qu’il parvient tout de même à les transmettre d’une manière ou d’une autre.

Quant à l’imagination spirituelle, à laquelle nous pensions lorsque nous avons choisi d’accoler ce terme à cet autre non moins mystérieux de Khôra (ou Chôra), elle n’est évidemment pas complètement étrangère à l’imaginaire ni à l’imagination. Toutefois, elle ne se situe pas sur le même plan. Elle témoigne, en fait, d’une élévation de la faculté de connaissance rendue possible par une intensification de la vie psychique de l’homme.

A l’occasion de cette intensification, le voir se retourne de manière à apercevoir, non pas au-delà ou en-deçà de la réalité, un arrière-monde, comme disait Nietzsche, mais, en filigrane de cette réalité, le processus qui la sous-tend.

L’imagination spirituelle rend à la vie ce que notre entendement fige en une représentation morte.

Le monde des formes se révèle alors en sa puissance qui est de s’envelopper, ensuite, de substances, donnant ainsi matière à étudier aux sciences de la nature.

Par l’imagination spirituelle, il nous est donc donné de remonter le temps, non de rejoindre un passé mais le point à partir duquel le monde, un jour, s’est ouvert et, depuis, ne cesse de s’ouvrir, encore et encore.

L’imagination est cette faculté spirituelle qui nous introduit au mouvement métamorphique qui engendre le visible.

Heidegger nous invitait à devenir plus Grecs que les Grecs. Se pourrait-il qu’il entendît des retrouvailles avec d’anciennes possibilités ?

De vieilles traditions nous enseignent en effet que l’humanité, en ces temps reculés où prévalait la pensée mythique, possédait une faculté imaginative tout autre que la nôtre aujourd’hui. La réalité lui apparaissait alors comme nous apparaissent à présent nos rêves, c’est-à-dire comme une sorte d’émanation de l’inconscient.

Alors que notre monde, évidé de la présence divine, pressé de toute part par un excès de rationalité et de technique, semble voué à la sclérose, il nous est demandé de reconquérir cette faculté ancienne. Seule cette conquête active, impossible sans l’art, nous permettra de traverser l’écran du matérialisme et du nihilisme, de ce rêve devenu cauchemar.

Il est temps désormais de nous éveiller.

Luc TOUBIANA

Camille Laura VILLET