Le vaccin ou la matérialisation de la grâce

« Qu’était-ce donc que la vie ? Elle était chaleur, chaleur produite par un phénomène sans substance propre qui conservait la forme ; elle était une fièvre de la matière qui accompagnait le processus de la décomposition et de la recomposition incessantes de molécules d’albumine d’une structure infiniment compliquée et infiniment ingénieuse. (…) Elle n’était pas matière et elle n’était pas esprit. Elle était quelque chose entre les deux, un phénomène porté par la matière, pareille à l’arc-en-ciel sur la cataracte et pareille à la flamme. »
Thomas Mann, La Montagne Magique, §V, p.316-317

À l’époque d’Homère, au VIIIe siècle avant JC, l’art médical est encore directement relié au sacré. Ce sont les enfants d’Asclépios, le dieu de la médecine, à savoir Machaon, Hygie et Podalirios, qui soignent les guerriers grecs durant le siège de Troie. Et c’est un prêtre, soit un intermédiaire entre les dieux et les humains, qui, par ses sacrifices, délivre cette même armée de l’épidémie de peste qui la menace.

La médecine grecque se laïcise plus tard, par l’intervention de grandes figures, telle celle d’Hippocrate de Cos qui vit au Ve siècle avant JC.
Le médecin devenu laïque peut exercer à titre privé. Il est alors directement payé par ses patients. Il peut aussi être un médecin public itinérant appelé temporairement par une cité. Il reçoit en ce cas une indemnité financée par un impôt spécial ainsi que des honoraires pour ses soins. Un même médecin est autorisé à cumuler ces deux pratiques privée et, disons, publique[1].
Toutefois, il convient de noter que, dans l’Antiquité, le soin aux malades relevait essentiellement de la sphère privée, aucune structure laïque n’étant venue se substituer aux temples pour y recevoir les malades.

C’est avec le Christianisme d’État, et notamment à partir du Code de Justinien établi en 529, que l’hôpital est institué en tant que tel. Le soin au malade concerne désormais l’ensemble de la communauté.
Au Moyen Âge, les hôpitaux, sans recouvrir le rôle qu’occupaient les temples autrefois, vont renouer avec le religieux. En effet, ils sont fondés par l’Église et directement administrés par les membres du clergé. L’hôpital n’est pas encore, à cette époque, un lieu où s’effectuent des soins médicaux à proprement parler. Il s’agit plus justement d’un lieu d’accueil pour les malades pauvres, les vieillards, les infirmes et les orphelins. Cette idée d’assistance est directement empreinte des enseignements du Christ : miséricorde et compassion envers les affligés, sens de la charité. Autrement dit, prendre soin des plus démunis, c’est aussi une façon de travailler au salut de son âme. C’est également permettre au malade assisté, par sa souffrance et l’attention qui lui est apportée, de pouvoir se racheter. Maladies et péchés semblent aller de pair.

Derrière cette conception, il convient de lire la thèse paulinienne puis augustinienne du péché originel.

Dans la Bible hébraïque, ne figurent ni damnation ni péché originel de l’humanité. Dieu a pardonné la désobéissance d’Adam puisque ce dernier, fondamentalement, n’en est pas responsable. Seul le serpent est damné, mais non l’humanité. La thèse du péché originel est inaugurée dans l’Église du Ve siècle, qui se fonde pour cela sur une phrase de saint Paul dans l’Épitre aux Romains (V, 12) composé vers l’an 51 : « Comme la faute d’un seul a entrainé sur tous les hommes une condamnation, de même l’œuvre de justice d’un seul procure à tous une justification qui donne la vie ».
Saint Paul opère une forme de substitution théologique : au joug de la loi mosaïque succède le joug du péché originel, qui devient le postulat premier de toute sa pensée. L’adhésion de saint Augustin, riche de sa culture latine, à ce crédo va en accroitre la profondeur et la puissance. Du fait de sa liberté ontologique, Adam a péché par orgueil et se trouve confronté au mal et à la mort. La vision désespérée d’Augustin ne donne aucune chance à l’homme, marqué d’emblée d’un péché qui se perpétue de génération en génération car greffé sur les forces héréditaires. Seule la grâce infinie de Dieu en sauvera quelques-uns, le reste de l’humanité devenant une multitude de damnés : la « massa damnata »[2].
Selon saint Paul puis saint Augustin, le péché originel commis par Adam, et qui lui a valu d’être définitivement exclu du Jardin d’Eden, retombe donc sur l’humanité toute entière. Plus exactement, il corrompt, de façon irréversible, la nature humaine. Même le nouveau-né, s’il meurt sans avoir reçu les sacrements du baptême, ne pourra être sauvé. Son âme restera errante dans les limbes et n’aura pas droit au monde futur.
Entendez ici que seule l’Église et ses sacrements pouvaient, selon le théologien, permettre que s’accomplisse cette étrange opération de grâce à même de rendre à l’âme, après la mort, son état originel édénique. Autrement dit, l’Église devenait absolument nécessaire car elle seule offrait une alternative et pouvait libérer du péché.
Il convient d’approfondir un tant soit peu la question. Que symbolise la chute d’Adam et Eve si ce n’est l’entrée dans la vie que nous qualifierions, avec notre vocabulaire du XXe siècle, de phénoménale ? Le fruit de l’arbre de la connaissance les fait pénétrer l’un et l’autre, par pure tentation luciférienne – ils voulaient être comme Dieu – dans ce monde dual qui est le nôtre. Leur éviction du Jardin d’Eden correspond à l’avènement d’un espace-temps. Ce monde qu’ils viennent de créer est celui par lequel advient la conscience d’objet. C’est encore le monde de la corruptibilité de l’âme et du corps. Le monde phénoménal est en effet éphémère. Adam et Eve vivaient dans un pur présent extatique que nos mots ne sauraient parvenir à décrire. Ils se sont transformés en mangeant le fruit et les voici projetés dans un monde au sein duquel tout glisse et fuit, leur jeunesse comme leur beauté. La réalité devenue éminemment changeante ne cesse cependant, comme par un effet d’opposition, de se durcir : elle résiste et se matérialise.
Pour saint Augustin, c’est un fait : notre nature est corrompue et il est dans notre intérêt de nous soumettre à l’Église si nous ne voulons pas être damnés pour l’éternité. Telle est l’interprétation biblique qui a prévalu pendant des siècles, ce qui n’a rien d’étonnant puisqu’elle servait parfaitement les intérêts politiques de l’Église. Était-ce toutefois la plus pertinente ?

Revenons un instant à l’histoire de l’hôpital. À la fin de la Renaissance, ce dernier continue d’accueillir les pauvres et les malades mais il commence à limiter les entrées aux pathologies curables. La pauvreté devient un problème social. La maladie, quant à elle, un problème médical. Peu à peu l’hôpital, en France en tout cas, sort ainsi du domaine ecclésiastique pour rejoindre, en même temps que la médecine se technicise, la sphère laïque et politique. La nationalisation des hôpitaux par la révolution française s’avérant un échec, ces derniers sont municipalisés de sorte que, jusqu’en 2009 (date de la nouvelle loi Hôpital, Patients, Santé et territoires du 21 juillet 2009), le maire était toujours le président du Conseil d’administration de l’hôpital.

La médicalisation de l’hôpital, depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale entraîne, comme on s’en doute, de nombreux conflits avec le personnel religieux. Les progrès de la médecine ont en effet pour conséquence de rendre nécessaire l’ouverture de l’hôpital aux malades payants. En d’autres mots, la technicisation des soins a transformé l’hospice de charité en institution de santé avec ses coûts de fonctionnement. Il ne s’agit plus d’accompagner gracieusement les plus faibles mais de permettre désormais à tous de vivre une belle vie grâce aux nouvelles connaissances dont la science dispose. Cette transformation suppose la mise en place d’un nouveau système économique fondé sur la protection sociale assurée par un État-providence. Le 21 décembre 1941 naît ainsi l’hôpital public dispensant une assistance à tous sans discrimination. Et disparaît officiellement l’hôpital-hospice.
Face à pareil tableau, il est impossible de ne pas se demander si l’hôpital, grâce au développement de la médecine moderne et des sciences techniques, notamment dans les domaines de la réanimation et de la chirurgie, ne permettrait pas que s’accomplisse la conversion universelle que le Christianisme avait tant espérée sans pouvoir y parvenir. Chacun ne se tourne-t-il pas désormais vers son médecin dans l’espoir non seulement de guérir mais encore de recouvrir la jeunesse, la vue, la marche etc. ? La médecine permettra bientôt au paralytique de marcher, à l’aveugle de voir et, qui sait? au mort de ressusciter. Ces progrès techniques qui améliorent considérablement nos conditions de vie ne sont, en aucune façon, à rejeter. Ils exigent toutefois de nous un questionnement supplémentaire, que d’aucuns jugeront éthique[3], et dont la technique scientifique et médicale devenue toute puissante ne saurait nous faire l’économie, bien au contraire ! À la frontière du sacré et profane, l’homme n’avait-il pas, au travers notamment de la maladie, à prendre conscience de son rapport singulier au monde ?

« L’être humain en lui-même dans la mesure où il se sert de ses sens qui sont sains, est l’appareil de physique le plus grand et le plus précis qui puisse exister et c’est bien précisément le plus grand malheur de la physique moderne que on l’ait pour ainsi dire séparé de l’être humain les expériences et que l’on ne veuille connaître la nature que dans ce que montrent les instruments dus à l’artifice et qu’on veuille même par là restreindre et soumettre à la preuve ce qu’elle peut produire. »[4]

Inutile pour rendre raison à cette citation de Goethe de revenir sur la gestion affreusement comptable de la crise sanitaire encore moins sur le rôle actuel des data dans notre insidieux commerce avec la connaissance. Ce sont les machines qui savent ! Quant au médecin qui occupe désormais la place autrefois dévolue au clergé, il détient, en partenariat avec les grands laboratoires pharmaceutiques, le pouvoir de la « nouvelle grâce ». À savoir celle des antibiotiques et des bistouris ! Celle qui enlève le mal et sauve les vies.

Dans ce contexte où s’étale sans pudeur le fantasme d’une victoire sur la mort et donc sur la vie, les vaccins n’apparaissent-ils pas comme LA grâce ultime ? Il ne s’agit plus de combattre le mal dès son apparition mais d’empêcher jusqu’à cette dernière et de se donner ainsi l’illusion de l’indemne, autrement dit de la pureté retrouvée. Ici point de péché. C’est la vie et son imperfection qu’on tente d’effacer. Les vaccins préventifs chargés de prévenir l’apparition des tumeurs chez les personnes à risque élevé ne relèvent plus du rêve, les essais cliniques sont lancés depuis 2018. Leur but est de permettre à l’organisme de repérer l’émergence d’un processus cancéreux et de le « tuer dans l’œuf ». Quant aux vaccinations de masse pour les maladies infectieuses pouvant dégénérer en cancers (comme le papillomavirus ou l’hépatite B), les pays ayant opté pour cette stratégie (l’Australie, par exemple) parlent de quasi éradication.
Enfin, l’injection de virus oncolytiques dans les tumeurs avancées permettrait de soutenir très efficacement l’immunothérapie[5].

Mais où va ce qui a été repoussé ? Le mal a-t-il été pulvérisé, anéanti ? Nul ne se risque apparemment à cette question. Pensons-nous réellement qu’il existe quelque lieu-poubelle qui s’autodétruirait de lui-même ? Quelque ailleurs qui ne serait pas également notre réalité la plus intime ? Ce que nous refoulons – c’est l’enseignement même de la psychanalyse – étouffe notre vérité, ce que nous rejetons sans l’avoir traité, entendez ici « exprimé », recouvre ce qui est à découvrir et contribue à la lente pétrification des processus de mémoire et de transformation créative qui caractérisent l’être humain. Le XIXe siècle a liquidé la question de Dieu, le XXe aura ainsi liquidé celle de l’homme. Que reste-il au 21e siècle ? Les robots ? Une humanité génétiquement modifiée ? L’Homme transgénique ?

Ce court rappel de l’histoire de l’hôpital en lien avec l’interprétation paulinienne et augustinienne du péché originel nous fait apparaitre le conditionnement qui est le nôtre depuis près de deux millénaires. Jésus-Christ avait pourtant dit, reprenant la formulation du Lévitique (19,18): « aime ton prochain comme toi-même ». Il nous avait enjoints de nous aimer et, comme nous nous aimions nous-mêmes, d’aimer autrui. Mais qui peut sincèrement s’aimer à l’aune de cette histoire de péché ? Qui peut sincèrement aimer cette nature corrompue, ce corps qui tombe malade, cette âme loin d’être toujours vertueuse ? Les plus spirituels d’entre nous sont harponnés par le désir de sortir de ce monde ; Les plus matérialistes, par celui de le soumettre à une technique toujours plus folle de sa puissance. Il s’agit cependant, en définitive, toujours de la même hubris dont l’homme est possédé et qui consiste à vouloir sortir de sa nature. Inflation égotique qui constitue le piège du processus d’incarnation. Le péché d’orgueil représentait l’un des sept péchés capitaux, et pour cause : il encapsule le sujet, en le vouant à un « autre » factice (le pouvoir, le succès et même la grâce) qui entretient en lui la peur et la haine. Ne pouvons-nous déjouer cette propension de l’égo à vouloir échapper à sa condition par une abstraction rationnelle ? Dans l’interprétation augustinienne du péché originel est contenue l’idée d’une irrémédiable chute qui rend la vie terrestre infernale. L’homme est coupable d’avoir voulu connaître. Par la connaissance, il tente aujourd’hui de tordre le cou à la culpabilité que fait peser le religieux mais cette libération est artificielle. Il ne fait que tordre le cou à sa nature. Essence et putrescence sont inséparables.
Il convient pour y entendre quelque chose de revenir à d’autres interprétations du Jardin d’Eden. On les retrouve chez Jhéronimus Bosch et Dante ou encore chez le théologien du IXe siècle Jean Scot Erigène. Pour ce dernier, le Jardin d’Eden constituerait la véritable nature de l’homme. Et l’homme, comme le souligne Giorgio Agamben[6], ne serait encore jamais entré dans cette nature pourtant sienne. Il en serait toujours déjà sorti mais – et là se trouve l’originalité de la thèse – promis à y pénétrer un jour.
La nostalgie d’un paradis perdu suppose la mémoire, comme déposée au plus intime de notre être, de ce paradis. Toutefois le paradis eschatologique ne correspondra en aucune façon au paradis adamique. L’homme passé par le feu des épreuves de la vie, s’il renonce enfin à tenter par tous les moyens d’y échapper, ne saurait être comparé à l’homme d’avant la faute originelle[7]. Ces retrouvailles avec sa nature première sont en effet entièrement suspendues à sa volonté, c’est-à-dire à la puissance de son JE. Elles impliquent un retournement, lequel correspond à l’avènement de la conscience. Le retour à notre terre promise ne relèverait donc pas d’un soin dévolu à notre intériorité sur le mode du cocooning ou du développement personnel mais bel et bien du renforcement de notre volonté, en vue d’une progressive ou fulgurante transfiguration de nous-mêmes. C’est cette libération même du sujet que l’Église a méticuleusement contré au moyen de la doctrine du péché originel, suspendant notre salvation à une instance supérieure. C’est à cette même libération que s’opposent, mais de façon autrement plus matérialiste, la médecine et la science d’aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que la structure qui régit notre manière de penser suppose l’opposition : le bien et le mal, le pathologique et le sain, le dominant et le dominé, le maître et l’esclave. Il faut beaucoup de ruse et d’intelligence pour déjouer le procédé et en jouer un autre. Il faut beaucoup de courage pour contester quelque institution se présentant comme supérieure (voire transcendante) que ce soit puisque celle-ci prétend toujours, preuves à l’appui, faire autorité. Mais le temps n’est plus à la soumission. L’âme doit sortir de sa passivité.

Se faire vacciner, prendre des antidépresseurs, se faire opérer d’une cataracte ou encore suivre une chimiothérapie, autant de gestes qui peuvent nous sauver la vie ou, en tout cas, l’améliorer considérablement. Il ne s’agit donc pas de rejeter la technique en bloc mais d’accompagner nos décisions de réflexions, afin que nos actes soient menés le plus en conscience des processus spirituels auxquels ils font appel.
En procédant de cette manière, nous évitons le piège qui consisterait à croire en une matérialisation de la grâce désormais commercialisable ou distribuable au frais de l’État-providence, c’est-à-dire du contribuable.
En procédant de cette manière, l’homme non seulement fait l’expérience de son libre arbitre – il n’est mû par rien d’autre que ce que lui inspire sa conscience – mais encore renforce sa volonté : il s’ouvre au sentir de ce qu’il doit et qui, en secret, depuis la nuit des temps, l’inspire afin que son destin singulier puisse se réaliser et une étoile dansante illuminer le ciel.

Luc TOUBIANA
Camille Laura VILLET

[1] Anne et François Queyrel, Lexique d’histoire et de civilisation grecques, Ed. Ellipses, 2021.[2] Gérard Israël, Volupté et crainte du Ciel, Ed. Payot, 2002.[3] « Orthographié èthos (ou êthos), le terme vient du grec ancien ἦθος qui, dans un sens premier, désigne le «séjour habituel, lieux familiers, demeure» ou «coutume, usage», «manière d’être ou habitudes d’une personne, caractère», «disposition de l’âme, de l’esprit», «caractère de la cité» et, par extension, les «mœurs» (Bailly, 1950 :894). Orthographié éthos (du grec ἔθος), il a une acception similaire à celle d’èthos, mais recouvre plus spécifiquement la coutume et l’usage (Ibid. :581) » https://journals.openedition.org/rsa/661#:~:text=4%20Orthographi%C3%A9%20%C3%A8thos%20(ou%20%C3%AAthos,extension%2C%20les%20%C2%ABm%C5%93urs%C2%BB%20([4] Goethe cité R. Steiner, Les Enigmes de la philosophie, Editions Anthroposophiques Romandes, p.212[5] Sciences et Avenir N°892, juin 2021, « Dossier Oncologie ».[6] Giorgio Agamben, Le Royaume et le jardin, trad. Joël Gayraud, Editions Payot et Rivages, Paris, 2020, p. 71[7] Gérard Israël, op. cit.