DEVENIR UN SUJET : « INCARNER » SON « JE »

« La pensée matérialiste qui s’impose actuellement n’était pourtant qu’une simple étape sur notre voie d’évolution. Elle ne prend en compte que les structures idéelles issues de la collecte des phénomènes extérieures. Elle ne s’appuie que sur l’âme d’entendement, c’est-à-dire l’intellect, là où naît et s’organise le Moi, ignorant volontairement toute connaissance du monde suprasensible » Luc Toubiana

Existe-t-il un au-delà de l’entendement ? Ou, comme l’écrit Luc Toubiana, un monde suprasensible ?
Ainsi posée, la question semble d’avantage relever de nos croyances que d’une objectivité tangible.
C’est pourtant tout l’inverse.
Que sont en effet nos représentations autour desquelles s’élabore l’activité de notre entendement ?
Elles correspondent – c’est Kant qui le dit – au divers de l’intuition sensible passé par le crible de notre imagination transcendantale, c’est-à-dire de notre pouvoir de mise en forme, puis projeté sur l’écran de notre intellect.

Nous savons, avec certitude, qu’il y a des corps. Nos sens nous communiquent leurs odeurs, les sons qu’ils émettent éventuellement ou bien qu’ils font en se déplaçant, leurs textures, leurs couleurs etc. Ils nous assurent ainsi de leur réalité.
Ce que deviennent ensuite, pour nous, ces corps avec lesquels nous sommes en contact ne reflète cependant que le contenu idéel (d’eidos, en grec, la forme) qui nous oriente. Ainsi pouvons-nous affirmer évoluer intellectuellement, dans un monde de pures essences. Nous en percevons la tessiture phénoménale, croyons en savoir quelque chose mais ne sommes, pour reprendre, l’image de Platon, que des prisonniers tournés vers le fond d’une caverne sur laquelle se projettent des ombres. Nous échappe complètement le processus lié à leur phénoménalisation.
Pour le dire autrement, nous habitons un monde d’idées, c’est-à-dire de formes dotées de signification. Par exemple, lorsque nous marchons dans une ville et apercevons un petit bonhomme rouge sur un poteau, nous ne prêtons pas attention à la lumière rouge, ni à la forme pour elle-même ; nous « lisons » une interdiction de traverser. Notre « lecture » du monde traduit toujours une interprétation du monde : une grille de lecture, laquelle renvoie précisément à l’activité de notre entendement.
Cette grille de lecture a permis à l’Occident de se doter de la croyance de pouvoir maîtriser la nature. Aussi a-t-il, sans même s’en rendre réellement compte, œuvré afin de conformer toujours davantage la réalité à cette grille vectrice de sens.

Les anciens se demandaient pourquoi il y avait quelque chose et non pas rien. Le Logos venait alors à peine d’émerger et le sujet de naître. Les défis qui se présentent au sujet contemporain, porteur du Logos, exigent que la question soit désormais posée différemment. Au fil des siècles, nous avons en effet pris conscience de nous-mêmes comme consciences individuelles et autonomes, séparées de la nature et pourtant dans un rapport étroit de connaissance avec elle. Nous sommes distincts de la nature – entre elle et nous, l’écart ne cesse de se creuser – mais nous ne serions être sans elle. Cette relation n’est pas seulement d’ordre biologique, elle est encore et surtout d’ordre spirituel.
Pour le dire vite, la nature nous réfléchit et nous nous réfléchissons en elle.

Ce qui nous préoccupe, ce n’est donc plus simplement le fait qu’il y ait quelque chose et non pas rien mais que nous puissions en avoir conscience. Alors que nous nous réalisons fondamentalement comme consciences, affleurent d’autres questions : Le monde vivant pourrait-il véritablement apparaître sans une conscience qui le reconnaissance ? Cela aurait-il le moindre sens ? Tout ce qui est ne serait-il pas, en fin de compte, qu’un jeu de conscience, en vue de la connaissance ? Cela ne revient pas à dire que le monde n’existe pas réellement ou qu’il n’est que la vanité d’un sujet mais, au contraire, que la conscience excède ce que nous en avons supposé jusqu’alors.
Elle ne se limite pas à la conscience de soi.
Entre l’Imaginaire et le Symbolique dont la ligature constitue la base de l’entendement, le Réel perce en effet et ne cesse de remettre en question ce nouage et les représentations qui en découlent.

C’est en direction de ce Réel et de cette structure ternaire que pointe le texte de Luc Toubiana ci-dessous, lorsqu’il est fait mention du « Je » ainsi que du fulcrum qui est notamment un concept ostéopathique.
Lacan eut le génie de l’IRS (Imaginaire, Réel, Symbolique représentés par trois anneaux noués ensemble de telle manière qu’aucun ne puisse être délié sans aussitôt défaire le tout) mais son « Je » double un Autre qui se révèle comme pur néant. En inscrivant le « Je » au cœur du processus thérapeutique dans le corps, l’ostéopathie s’appuie sur l’insistance de forces porteuses d’une logique (et d’une structure) que le geste du thérapeute a pour mission de relier au sujet, c’est-à-dire à l’élaboration d’une subjectivité en acte.

L’atelier du 11 juin 2022, à partir du texte tiré de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel « Autonomie et non-autonomie de la conscience de soi : maîtrise et servitude » portera également sur ce thème.

Camille Laura VILLET