Crise

« La vie qu’il aimait n’existait plus. Il n’en restait rien : ni les scrupules du travail, où il trouvait un certain plaisir à bien faire, ni le frugal repas de midi, un casse-croûte sur les marches d’un vieil immeuble à regarder les passants. Tout avait été détruit. Alors, ce matin du 12 mars, lorsque la sonnerie retentit, ses pensées l’enveloppèrent de brume, il entendit un instant cette petite voix intérieure qui échappe toujours aux longues intoxications de l’âme ; il ouvrit la fenêtre et sauta. »
Éric Vuillard, L’ordre du jour, Arles, Actes Sud, 2017, p.140

12 mars 1938, l’Allemagne envahit l’Autriche. Leopold Bien se suicide. Il n’est pas le seul.

Leopold ne cherche pas à s’offrir une mort singulière, une mort digne au nom de valeurs dans lesquelles il se reconnait. Il ne veut pas se démarquer des jeunes filles aux tresses blondes qui saluent en liesse l’arrivée des panzers dans Vienne.
S’il le voulait, son suicide relèverait d’un romantisme dont la source a désormais disparu. Mais ce n’est pas « un désespoir intime » qui a ravagé Leopold et ceux qui ont commis le même geste que lui. « Leur douleur est une chose collective. Et leur suicide est le crime d’un autre. », précise Éric Vuillard. Nous devons méditer cette entrée dans la mort.

Le ciel fut d’abord évidé de ses dieux. Puis, des profondeurs de la terre, ont ressurgi les forces titanesques et plus primordiales encore que Zeus avait refoulées dans le Tartare, au moment de son intronisation. Ceux dont la voix intérieure avait échappé « aux longues intoxications de l’âme » n’ont pas cherché à fuir. Ils ont été chassés, expulsés, poussés par la fenêtre, c’est-à-dire hors de ce monde auquel, de toute évidence, ils n’appartenaient plus.

Entendons-nous ce qui, aujourd’hui, nous intoxique l’âme ?

Entendons-nous ce qui nous pousse par la fenêtre ?

Ou bien sommes-nous déjà devenus sourds à nos voix intérieures, disposés à vivre morts, conformément aux injonctions issues de l’imparable logique de la terre et de son inséparable ressentiment ?

Que celui-ci prenne la forme de Big pharma, de Big brother, du nudging[1] ou que sais-je encore, il atteste toujours d’une entreprise de domination qui tente de masquer une détresse narcissique, en prenant le contrôle de tout ce qui pourrait la révéler et en permettre le dépassement. Nous ne sortirons pas de la crise en la combattant mais en réalisant qu’elle nous est consubstantielle. Être humain, être un sujet disposé à la parole, c’est-à-dire à l’énonciation ou encore à l’expression de soi – et non pas seulement à la communication – signifie, fondamentalement, être en crise.

Crise, de krisis en grec, dérivé du verbe krinein : séparer, choisir, passer au tamis, décider. Se déterminer, opérer un choix. Agir en son nom. Ecce homo : celui qui passe à l’action.

Dans le texte qui suit cet édito, Luc Toubiana, inspiré par les imaginations peintes de Michel-Ange à la Chapelle Sixtine souligne le défi plus que jamais lancé à l’humanité : ou bien se conformer aux lois de la terre et du sang, ou bien réinventer le ciel et ses dieux. Ressusciter la mémoire que d’autres voudraient, à jamais, éteindre.

Se souvenir qu’il est un ciel et que dans ce ciel attend, sage comme une image, celui que nous sommes appelés à devenir, de toute éternité.

Lors de ma première séance avec la psychanalyste anthropologique Linda Gandolfi – c’était en décembre 1999 –, celle-ci me dit que son travail consistait à m’aider à ouvrir des portes et des fenêtres. Il s’agissait, évidemment, de portes et de fenêtres intérieures.
Je me dis aujourd’hui, songeant par la plume d’Éric Vuillard à Leopold Bien, qu’une fenêtre, que celle-ci soit intérieure ou extérieure, dessine toujours le cadre d’une envolée de l’âme, le seuil d’une croissance et d’une libération… et que c’est ce cadre et ce seuil que j’ai reconnu dans le tableau et chercher à franchir par l’abstraction. Ce cadre et ce seuil encore dont nous sommes en train d’observer, passifs, la confiscation.

Demandons-nous pourquoi, inlassablement ; je veux dire, chacun pour soi, à l’aune de nos vies personnelles. Le temps de crise que nous traversons exige, plus que jamais, que nous nous surmontions. Nous n’avons pas à être les artisans de notre propre désastre.

Camille Laura VILLET
[1] Procédé qui vise, par des méthodes fondées sur les études neurocomportementales, à exercer une influence sur le comportement des individus.