EST-IL ENCORE POSSIBLE D’ECHAPPER A L’EMPRISE DE LA TECHNIQUE ?
« Et ce qui est important aussi, intervint Mr Cantor, c’est que vous vous calmiez, que vous ne perdiez pas votre sang-froid, que vous ne cédiez pas à la panique. Et que vous ne communiquiez pas vos peurs aux enfants. » Philip Roth, Némésis, Editions Gallimard, folio, Paris, 2020,p.43
« En quelques jours, l’épidémie de Covid-19 a pris, à Paris, une ampleur spectaculaire. L’incidence de la maladie s’établit dans la capitale française à 258,5 cas pour 100 000 habitants selon les données publiées mardi, au-dessus du seuil d’« alerte maximale » fixé à 250 pour 100 000 habitants. » Voici les premières phrases de la brief du monde datée du 24 novembre 2021. Il s’agit, dit autrement, de 0,25 cas pour cent personnes. Cela mérite-t-il le terme « d’ampleur spectaculaire » ou encore comme titre à cet article « Covid-19 : Paris franchit le seuil d’alerte maximale » ? Notons que « cette augmentation ne se traduit pas, précise l’article par la suite, par un afflux équivalent[1] à l’hôpital ». Pourquoi donc un tel tintamarre ? Parce que le catastrophisme fait vendre ? Parce qu’il convient d’inciter les derniers récalcitrants à se faire vacciner ? Luc Toubiana pointait dans un précédent édito :
« L’une des grandes illusions sur lesquelles se structure toute la pensée matérialiste actuelle en recherche désespérée de cohérence est l’illusion d’une perfection possible de ce monde ; une illusion qui se déclinerait sur tous les plans : politique, économique, social, éducatif et, bien évidemment, sanitaire. »
Notre perfectionnisme nous tue à petit feu.
Nous observons, impuissants, c’est-à-dire, sans parvenir à changer fondamentalement de manière de penser, la perte de sens de nos classifications passées. Toutes ou presque se révèlent obsolètes pour aborder les défis contemporains. Nous avons, jusqu’à présent, évolué dans un monde dual, nous partageant entre le bien et le mal, le beau et le laid, l’agréable et le désagréable… le ciel et la terre, la nuit et le jour, le concret et l’abstrait. Nous nous sommes développés sur un rythme binaire, 1 2 1 2 1 2…, dont témoignent nos algorithmes jusqu’aux plus perfectionnés, sans jamais cependant nous interroger plus que cela sur ce qui nous permettait effectivement de passer du 1 au 2. Nous n’avions pas besoin de mener une telle réflexion. Nous étions alors comme poussés en avant. La crise actuelle qui menace continument de nous mettre à l’arrêt nous oblige à un retournement :
Qu’est-ce qui nous permet de sauter de 1 à 2 et d’avancer ? Sur quel fond procède l’aventure humaine ?
Ces interrogations nous jettent dans l’embarras. Elles supposent une ouverture métaphysique qui nous incommode. Au fond, il est toujours encore, un peu, question de Dieu ou de l’être ou de l’âme. Et la ratio prétend avoir surmonté ce point épineux, source constante de division à travers les siècles. Elle prétend même à une possible union des hommes grâce aux avancées industrielles et technologiques : hisser l’humanité toute entière vers un nouvel Eden fondé sur l’anticipation, la prévision et le contrôle.
La technique qui prouve notre supériorité sur l’ensemble des autres espèces nous permettra bientôt de l’emporter contre toute éventuelle agression. Le mal sera détruit, ainsi que le laid et le désagréable ; la nuit elle-même disparaîtra… mais alors comment ferons-nous pour progresser vers davantage de beauté, de plaisir, de lumière… ? Cela deviendra impossible et nous nous figerons sur place, sclérosés par nos prétentions mêmes.
Nous devrions être effrayés à l’idée d’une telle perspective. Et pourtant, force est de le constater : l’abstrait devient concret ; et le ciel devient la terre. Au cours des deux dernières décennies, la finance a supplanté l’économie. Régissent nos vies des flux financiers qui n’ont d’autres réalités que la foi que leur prêtent les investisseurs. La démocratie offrait la promesse d’une société plus libre et plus égalitaire en droits. Emergent de nouveaux privilèges, une nouvelle classe d’hyper-riches ; entre ces derniers et la masse des travailleurs plus ou moins privilégiés, l’écart se creuse. Le nouvel Eden de la technique pourrait bien être en train de faire émerger de nouveaux esclaves. L’Occident n’a, au cours des quatre dernières décennies, globalement progressé ni en termes d’égalité, ni en termes de liberté, ni en termes de fraternité. Sur le plan énergétique, toute proposition charrie avec elle son cortège d’effets secondaires. Recyclage très partiel des batteries. Dégradation des paysages et des écosystèmes etc. Aucune solution durable n’est réellement trouvée. Aucun accord international véritablement conclu. Quant aux GAFA, aux gestionnaires de data et à leurs cousins, ils continuent de promouvoir des technologies toujours plus énergivores. Mais nous n’en sommes pas moins toujours plus assujettis aux produits qu’ils nous proposent, persuadés, pour la plupart d’entre nous, qu’il n’existe pas d’autres voies que cette poussée aveugle en avant.
Enfin, là où la technique achève de nous illusionner, c’est dans le domaine de la santé. Convaincus de vivre mieux qu’il y a un siècle grâce aux antibiotiques, aux vaccins et aux conditions d’hygiène nettement favorisées par le développement des connaissances scientifiques ainsi que par l’aisance matérielle et le progrès en général, nous acceptons désormais de voir nos histoires personnelles réduites à des data. Pourquoi, dans quel intérêt, continuer de travailler à une réelle compréhension de l’être humain et de la maladie ? Peu importe que flambent notamment les pathologies liées au stress et à l’isolement, les allergies ainsi que les maladies nosocomiales. Nous vivons mieux !
Dès qu’il s’agit de changer et donc de renoncer à un ordre ancien, les faiblesses sont passées sous silence. « On sait ce que l’on perd, jamais ce que l’on gagne. » Nous sommes devenus dépendants de notre confort, frileux à l’idée de risques qui plus est inutiles. Au regard de nos ancêtres qui se lançaient sur les mers à la conquête de terres inconnues, notre couardise devrait nous effarer. Il n’en est rien. On s’enflamme pour Elon Musk. Des milliards à flots et des croisières spatiales, voilà la nouvelle aventure, en strass et smoking ! La maladie sied mal au luxe. Si l’épidémie liée à la covid-19 flambait réellement, ce n’est pas simplement le spectre de la grippe espagnole qui ressurgirait, c’est tout notre projet civilisationnel fondé sur la technique et le déni de la métaphysique qui, aussitôt, s’effondrerait.
Je cite en exergue un extrait de Némésis, récit d’une épidémie de Poliomyélite survenue en 1944 aux Etats-Unis. Voici les chiffres de la poliomyélite :
La poliomyélite est une maladie très contagieuse qui touche principalement les enfants de moins de cinq ans.
Une paralysie irréversible (des jambes en général) survient dans un cas sur 200.
Entre 5 et 10% des malades paralysés décèdent lorsque leurs muscles respiratoires cessent de fonctionner.
Grâce au vaccin antipoliomyélite, Le nombre des cas a baissé de plus de 99% depuis 1988, passant de 350 000 selon les estimations dans plus de 125 pays d’endémie à 33 cas notifiés en 2018.
Sur les 3 souches de poliovirus sauvage (type 1, type 2 et type 3), le poliovirus de type 2 a été éradiqué en 1999 et aucun cas dus au poliovirus de type 3 n’a été signalé depuis que le dernier cas enregistré au Nigéria en novembre 2012.
La science a sauvé les enfants du mauvais joueur de flûte ; pourquoi ne nous sauverait-elle pas nous aussi, et de tous les maux ? Quoiqu’adultes, ne sommes-nous pas encore un peu enfants ? Et si fragiles dans le fond, si vulnérables ? Au lieu de lutter, l’Occident se fait victime. Cette dite crise sanitaire révèle notre aspiration à rester dans le giron protecteur des mères. Nous redoutons une épreuve qui, nous faisant passer à un autre âge, nous en expulserait définitivement. Il faut admettre que, depuis quelques décennies, les prises de conscience se succèdent, à chaque fois douloureuses : la Shoah, la colonisation, la pollution… L’Occident s’apparaît à lui-même et ploie sous la culpabilité.
Comme il est difficile de réellement penser par soi-même ! C’est au défi des Lumières que la critique de la technique nous reconduit.
Et Némésis[2], l’implacable déesse, sourit dans la nuée. Armée de l’épée, de la balance et du fléau, elle vient accomplir la justice et moissonner les champs de la terre. Châtier ce qui ne porte pas de fruits. Sanctionner l’hubris. L’homme ne s’est que trop longtemps comporté comme un enfant capricieux. Ne voit-il pas qu’il est tout à la fois le beau et le laid, la plaie et le couteau, comme disait le poète, sa victime et son bourreau ? Le un et le deux ainsi que l’entre-deux.
1 2 1 2 1 2 1…
Mais l’homme occidental n’aspire désormais plus qu’à une seule chose : se mettre à l’abri de ses peurs, se protéger de la déesse, du tranchant de son épée dont il ne comprend pas le juste courroux. Pourquoi maman me rejette-t-elle ? Et il cherche des jupons dans lesquels se nicher et se sentir en sécurité. Un Etat protecteur, des frontières renforcées. Il ne parvient pas à se faire à l’idée que l’effectivité du monde si elle renvoie, comme le pense Hegel, à une Raison[3], échappe à toute rationalité et qui plus est comptable.
Le vivant n’entre définitivement dans aucune catégorie. Il les traverse et permet, au contraire, que la glace devienne eau puis vapeur… que le jour devienne nuit et la nuit, à nouveau, le jour. Nous croyons être pilotes en nos navires, avoir trouvé les causes à quantité d’effets. Maîtriser encore et encore. Mais ce n’est là que le reflet d’un point de vue : celui de notre entendement qui ne peut saisir que la dualité. Freud a largement montré, dans Psychopathologie de la vie quotidienne, à travers un éventail de lapsus et d’actes manqués, qu’il n’en était rien. Nous sommes agis. En arrière du Moi conscient de lui-même, pas si loin – à peine en est-il séparé par une fine membrane – , bouillent ensemble, comme dans un chaudron de magicien, un magma de pulsions, de souvenirs enfouis mais pas complètement oubliés, d’innombrables blessures, de secrets et de non-dits… Et c’est tout cela qui ne se cesse de se projeter et d’éclabousser le monde, de faire monde : le pire comme le meilleur : la Vie aspirant à devenir consciente.
La réalité qui est la nôtre ne saurait plus être considérée comme concrète ni même comme abstraite. Elle n’est ni bonne ni mauvaise. Elle se présente bien plutôt « comme en un tableau »[4] : une pure projection adressée non plus à notre entendement mais à notre conscience afin qu’empruntant à la déesse ses attributs, nous puissions, par nous-mêmes, en juger et grandir. Devenir adultes. Cesser d’obéir à nos conditionnements et accueillir bien plutôt en nous cet auteur singulier d’une grande histoire à plusieurs voix.
La tendance actuelle consiste à dire que les récits des XIXe et XXe siècles ne fonctionnent plus et qu’il faut donc en élaborer de nouveaux. Mais c’est là reproduire exactement le même schéma de pensée. Le défi contemporain consiste bien plutôt à prendre conscience de soi comme l’auteur d’un récit à perpétuellement réinventer. Il n’y a pas de nouveau récit. L’Homme est le nouveau.
Camille Laura VILLET
[1] A la quatrième vague du mois de juillet[2] Némésis est une déesse pré-olympienne aux origines variées. Certains la disent fille de Nyx seule ; d’autres, fille de Nyx et d’Erèbe ; d’autres encore la font naître d’Océan. Dans les textes orphiques, elle a pour nom Adrastée et serait la fille, sans père, de Nécessité. L’important à noter ici est encore qu’elle est rattachée au culte de la grande déesse mère telle que Rhéa-Cybèle ou encore Déméter.[3] « Tout ce qui est rationnel est effectif (Wirckleich) et tout ce qui est effectif est rationnel. » Hegel.
La réciprocité ici est fondamentale. La rationalité n’est, en tant que telle, qu’effective, témoignant de la confiance absolu du philosophe en la pensée. L’esprit humain peut, selon ce dernier, s’élever jusqu’à l’intelligence la plus haute, c’est-à-dire jusqu’à la compréhension du mouvement subtile qui sous-tend l’apparition du monde.[4] « Mais je serai bien aise de faire voir, en ce discours, quels sont les chemins que j’ai suivis, et d’y représenter ma vie comme en un tableau, afin que chacun en puisse juger, et qu’apprenant du bruit commun les opinions qu’on en aura, ce soit un nouveau moyen de m’instruire, que j’ajouterai à ceux dont j’ai coutume de me servir. » Descartes, Discours de la méthode, 1ère partie, AT IV, 4.