Le sens du Beau

« Le Beau est une manifestation des lois secrètes de la nature qui,
sans cette révélation, seraient toujours restées inconnues. »
Goethe, Maximes et Réflexions, trad. S. Sklower, 1833

Dans les derniers jours de l’été, peu après les désastres économiques du premier confinement, un grand journal national réalisa un sondage passé assez inaperçu [1].
Le gouvernement venait d’allouer la somme de deux milliards d’euros à un plan de relance de la culture, touchée de plein fouet par la crise sanitaire.
Le journal demandait simplement aux votants s’ils approuvaient, ou non, cette décision gouvernementale.
Et la réponse fût « NON », à 60%… il y avait sans doute, dans l’esprit des gens, d’autres priorités pour l’utilisation « correcte » de cette manne financière, pourtant d’une grande sobriété. L’art devenant de toute évidence un luxe dont on pouvait en ces temps troublés se passer, l’urgence décisionnelle ne le concernait donc pas.

Voir et accepter que les inclinations humaines pour toutes formes d’art aient considérablement régressées aujourd’hui, ce sondage nous le montre sans ambiguïté. Ainsi par exemple, depuis une cinquantaine d’années, la peinture a peu à peu disparu du paysage artistique au profit des installations, des vidéos ou de l’art conceptuel [2]. Ou encore, que l’on songe comment l’art architectural s’est peu à peu vidé de tout élément artistique au profit d’une vision conceptuelle principalement utilitaire.
Que cette désaffection devienne elle-même le miroir grossissant de la perte du lien au monde spirituel dont l’art est originellement et traditionnellement l’un des garants, c’est incontournable.
Cette enquête montre donc, très concrètement, l’avancée contemporaine des forces matérialistes en l’âme humaine.
Mais un gros problème nous est posé si l’on considère que, justement, nous sommes confrontés à une crise d’essence totalement métaphysique, même si ses effets apparents relèvent des sphères sanitaire, économique et sécuritaire.
L’accès aux forces imaginatives par la dimension contemplative de l’âme de conscience devrait être à présent notre horizon évolutif et pour cela la traversée, puis maintenant la sortie, du matérialisme une nécessité impérative.
Et c’est en résistant au piège tendu par ces forces de la matière, en combattant intérieurement pour l’émergence d’un autre monde, que l’âme éveille en elle des puissances insoupçonnées.
Le futur qui nous attend s’autoriserait alors, de fait, à venir habiter notre présent.
L’enjeu est de taille, tant individuellement que collectivement, car l’histoire est censée nous donner des leçons à bien retenir.
Il n’est vraiment pas surprenant que bon nombre de partis, ou états, autoritaires ou totalitaires (et il suffit de s’intéresser quelque peu à la géopolitique pour voir que ce nombre est aujourd’hui tout sauf anecdotique) n’aient aucun programme culturel autre qu’une forme larvée de propagande, considérant dans le meilleur des cas le reste comme relevant de la sphère privée et donc comme n’entrant pas dans le cadre d’un budget national.

Les votants majoritaires du sondage évoqué ci-dessus ont peut-être la mémoire courte. Ils ne réalisent pas ce à quoi ils pourraient encore avoir à consentir.
Dans sa réflexion sur l’œuvre de Jean Giono, Anne-Marie Marina-Mediavilla nous rappelle que « ordre, art et rite » sont issus de la même racine [3]. Et que l’art relève bien des activités par lesquelles l’humanité transforme respectueusement la nature et sa propre nature, restaurant de l’ordre là où il n’y aurait inévitablement que chaos. Victoire sur la vie sauvage, sur la nature envahissante, mais aussi sur les forces violentes et obscures que l’homme porte en lui-même [4]. Dans ce dépassement intérieur réside fondamentalement l’un des aspects du Beau.

Le Beau comme libération des forces formatrices imaginatives entravées dans leur plein épanouissement en la nature extérieure et en la nature humaine et l’art comme expression de ce processus de dépassement.

La pensée matérialiste ne peut que générer une forme d’aversion envers l’art et la mission de ce dernier. En affirmant l’humain comme simple aboutissement d’une lignée animale ou comme finalité et sommet de la création naturelle, elle nie toute aspiration au dépassement de ces mêmes forces. Et ne peut donc, finalement, que nier l’art et toute relation au monde spirituel.
Nous savons tous pourtant que ce qui perdure des grandes civilisations, ce qui fait facteur d’éternité relevant du sacré et non du profane, sont les réalisations culturelles qu’elles ont su engendrer et léguer à la postérité.
Avant d’être illustratif, somptuaire [5] ou placement financier, l’art reflète notre vie intérieure.
Il signe notre rapport au spirituel. Ne plus lui accorder la place qui lui revient, comme notre époque semble s’apprêter à le faire, montre à quel point les dangers qui nous guettent sont profonds.

Si l’humanité veut cicatriser ses nombreuses plaies, alors l’art véritable sera inévitablement, et quoi qu’en disent les sondages, l’un des baumes nécessaires à cette guérison.

Luc TOUBIANA

[1] Le Figaro n°23648, du vendredi 28 août 2020.

[2] Source : « Télérama », N°3696, novembre 2020.

[3] Anne-Marie Marina-Mediavilla : « pour mieux comprendre Regain », Dossier in « Regain » de Jean Giono, le Livre de Poche, 1995, p.164.

[4] id.p.167-168.

[5] L’expression est de Georges Bataille.