L’art devient-il soluble dans l’intelligence artificielle?

« Dans les sciences, il faut tenir une conduite contraire à celle des artistes. Ceux-ci ont raison de ne pas laisser voir leurs ouvrages avant qu’ils ne soient terminés, ils pourraient difficilement mettre à profit les conseils qui leur seraient donnés, ou s’aider des secours qui leur seraient offerts. L’œuvre terminée, ils doivent prendre à cœur l’éloge et le blâme, en méditer les causes pour les combiner avec leurs observations personnelles, et se préparer, se former avant d’aborder une œuvre nouvelle. Dans les sciences, au contraire, il est utile de communiquer au public une idée naissante, une expérience nouvelle à mesure qu’on les rencontre, et de n’élever l’édifice scientifique que lorsque le plan et les matériaux ont été universellement connus, appréciés et jugés ».

Johann Wolgang von Goethe, 
De l’expérience considérée comme médiatrice entre le sujet et l’objet

Dans notre précédent édito, nous estimions l’art nécessaire à l’intensification de nos facultés psychiques. Mais de quel art parlions-nous ?

Nous avons regardé le film documentaire « Une vision du futur, l’art transgénique et l’intelligence artificielle », réalisé par Tanja Küchle en 2019 et actuellement disponible sur le site d’Arte.

« Quelle société voulons-nous ? Quelle humanité voulons-nous ?, » questionne la voix off, comme pour interpeler nos consciences.

C’est par l’exercice de son pouvoir décisionnel que l’être humain a pu accéder à l’intuition de sa liberté. Lui est-il cependant permis de tout faire et de préserver néanmoins sa forme ? L’humanité est-elle conforme aux promesses apparemment illimitées de la science et de la technique ?

L’art ne pouvait ignorer ce questionnement. Aussi les artistes s’emparent-ils aujourd’hui des outils que proposent les biotechnologies et l’intelligence artificielle pour questionner les frontières de l’humain et imaginer d’autres modes de vie. Qu’en penser ?

Que penser de l’artiste slovène, Maja Smrekar, lorsqu’elle transplante l’ADN de son chien dans ses propres cellules reproductrices vidées de leur ADN humain ? Les divisions cellulaires arrêtées au stade pré-embryonnaire ( à la fin du troisième jour), la cellule fut cryogénisée à -198°C pour donner forme à une structure moléculaire congelée. Œuvre d’art ? L’artiste précise ne pas avoir pour ambition de créer une nouvelle espèce animale mais, au moyen de l’art, d’en révéler la possibilité et de questionner ainsi la place de l’humain dans le monde de demain. La frontière qui spécifie l’homme et le distingue du chien est-elle encore valable ? Ne peut-on concevoir un homme-chien ?

L’artiste argentin, Tomas Saraceno, est, quant à lui, fasciné par la structure des toiles d’araignée. « Nous sommes trop centrés sur l’homme, » dit-il. Les araignées reçoivent les informations des vibrations de leurs toiles. Elles sont la toile qu’elles tissent, souvent en collaboration avec d’autres d’ailleurs.

Sommes-nous réellement trop centrés sur l’homme ? Ne serait-il pas plus juste de dire que nous sommes prisonniers de nos égos respectifs et ainsi déportés de ce qui fonde notre humanité ?

De son côté Charlotte Jarvis, une artiste anglaise, tente d’obtenir du sperme à partir de ses cellules souches et de réaliser le « premier sperme féminin ». Attaque reconnue contre toutes formes de patriarcat, l’artiste questionne la société sur les possibilités d’une « autofécondation ». Issue libératrice pour la femme ?

L’ADN l’intéresse également comme matériau de stockage de données informatiques qui pourraient ainsi se conserver des centaines de milliers d’années et seraient donc susceptibles de survivre à l’humanité.

Ces propositions « artistiques » ne sont, à nos yeux, recevables que comme symptômes de notre blessure originelle. Il y a eu coupure, éviction de l’Eden, séparation d’avec la Nature. L’humanité est vouée à la médiation mais elle ne sait pas s’entendre ni entendre les autres espèces. Comment pourrait-elle assumer le don de la parole ? L’Occident est en train de prendre mesure de la manière dont il a traité sa surdité et de l’homme qu’il a contribué à ériger. Il s’aperçoit haïr cet homme enfermé en lui-même, s’imposant de surcroît « comme maître et possesseur de la nature ». Les femmes en font un combat féministe, les hommes, un combat poétique. Ils s’opposent pourtant au même Moi, à la même image, laquelle ne continue d’exister de façon nuisible que de nos volontés d’en finir avec elle.

Les problèmes de l’humanité seraient-ils résolus si nous les confions à des machines ?

L’artiste américain Trevor Paglen interroge la fiabilité des programmes informatiques. Non seulement les ordinateurs se trompent mais encore ils ne cessent de juger sur la base des a priori à partir desquels ils ont été établis et qu’ils ne peuvent modifier. Ils séparent en catégories. Ils opèrent des classifications. Et, froidement, entérinent, hors du champ de nos consciences, la coupure qui nous signifie, nous privant de la mémoire sans laquelle elle ne saurait être surmontée.

Les GAFA comme les états s’acharnent pourtant désormais à développer ces programmes d’intelligence artificielle et à les nourrir de nos données personnelles.

Serions-nous en train de renoncer au projet de l’Homme ? Serait-il trop difficile ?

« Dans la vision d’un monde ultra connecté, l’homme ne serait plus le couronnement de la création, » reprend la voix off. Que serait-il alors ? Une entité négligeable dont la machine qui se sera, à son tour, autonomisée pourra prendre possession ? Et que vaudrait, sans l’homme, ce monde ultra connecté ? Quels en seraient les critères d’évaluation ?

La réalité virtuelle ouvre, dans ce contexte, un questionnement sans précédent. Partant du principe que le cerveau ne sait pas distinguer ce qui relève du virtuel de ce qui relève de la réalité dès lors qu’il est immergé dans une situation, l’artiste serbe, Marina Abramovic, propose une performance visant à faire du spectateur le témoin de sa propre noyade, symbole très concret des changements climatiques à venir. La sauvera-t-il ou pas ?

La réalité virtuelle permet de voir et de se voir du point de vue de l’autre. Elle pourrait contribuer à développer l’empathie voire même la compassion… Elle pourrait tout aussi bien servir des fins opposées. La seule chose certaine est qu’elle bouleverse jusqu’à notre corporalité, renouvelant plus que jamais la question de l’homme et de sa relation à ce qui l’entoure.

Ces collaborations entre artistes et chercheurs témoignent d’une transformation profonde de notre monde. Elles attesteront d’un véritable acte de connaissance ou, au contraire, reflèteront notre barbarie selon la manière dont nous saurons, ou non, en extraire un sens qui alimente notre désir de parfaire, sans relâche, notre forme, l’être humain qu’individuellement nous incarnons chacun. Pour l’heure, elles sont porteuses d’autant de confusions que d’espoirs.

De nouvelles frontières vont assurément se dessiner.

Saurons-nous faire en sorte qu’elles expriment les lois secrètes qui sous-tendent le vivant ?

En ces temps chaotiques de grandes mutations, le discernement et la prudence (phronésis, disaient les Grecs) sont plus que jamais nécessaires.

Luc TOUBIANA

Camille Laura VILLET