« Dans l’ensemble de la nature, il n’existe plus pour moi de désert.
Là où je découvre un corps, je pressens un esprit. Là où je remarque
du mouvement, je devine une pensée ».

Friedrich Schiller, Schiller’s Philosophical Letters, Theosophy of Julius

Notre époque est celle du développement tragique et démesuré des forces matérialistes. Elles ont déjà investi la nature pour mieux la détruire. La situation est d’une telle gravité (les chiffres si affolants) qu’elle en paraît absolument irréversible.
Les nouveaux territoires que ces forces sont avides d’investir sont à présent le langage et le corps de l’homme. Les crises sanitaires que nous vivons, ou vivrons, relèvent totalement de ce combat qui fait rage et jamais la nécessité d’un renouveau spirituel de la médecine, de la science en général, ne s’est avérée aussi indispensable.
Du fond de cette obscurité, quelques lueurs d’espoir nous parviennent pour nous rappeler que le destin de l’humain n’est pas de devenir une marionnette binaire privée de son libre arbitre et de sa capacité à aimer.

Voici l’histoire de l’une de ces petites sources de lumière et des hommes qui, modestes et solitaires, en ont pris grand soin.

Dès l’origine, l’histoire de l’ostéopathie s’inscrit dans une tentative de résolution du conflit opposant les sciences naturelles matérialistes et mécanistes et l’investigation des forces formatrices et de santé issues du monde de l’Esprit.

Nous sommes à la fin du 19ème siècle (la naissance officielle de l’ostéopathie date de 1874) et il n’est pas surprenant de retrouver dans le terreau qui a donné naissance à cette nouvelle impulsion dans l’histoire de la pensée médicale, des influences aussi diverses que la phrénologie, le Mesmérisme ou l’évolutionnisme philosophique de Herbert Spencer qui précède d’une dizaine d’années celui de Charles Darwin[1].
Dans cette genèse, Spencer prendra, nous allons le voir, une importance toute particulière. Mais le terreau ne fait pas « l’intime » de la nouvelle pousse émergeante et cette première étape chronologique fût sans doute nécessaire pour poser un socle de bases conceptuelles avant un immense et puissant élan vertical vers le monde de l’Esprit et ses forces agissantes.

Sept paramètres régissant le vivant sont traditionnellement cités comme constitutifs de ce socle conceptuel. La plupart se retrouvent dans les premiers écrits de Spencer.

– tout système vivant est une unité ; le corps, une globalité.
– il existe une relation mutuelle entre la structure et la fonction.
– le mouvement est la manifestation première de la vie.
– la libre circulation des fluides, dans un système vivant, est indispensable à sa santé.
– le corps produit les substances nécessaires à son fonctionnement.
– le corps a le pouvoir de s’autoréguler et de surmonter la maladie.
(Le corollaire de cette proposition est que trouver la santé devrait être le véritable objectif de la médecine, et non de trouver la maladie).
– il existe une relation mutuelle entre la cause et ses effets.

Mais la vision matérialiste des influences précitées sera assez vite contestée par le père fondateur de l’ostéopathie : Andrew Taylor Still, lui-même nourri dès son enfance de Méthodisme et de Spiritualisme (émanation du Transcendantalisme de Swedenborg), observant partout le divin à l’œuvre en la nature et en l’homme.
Il s’écartera radicalement d’une partie des fondamentaux de Spencer que sont « la force, la matière et le mouvement », qui structurent sa loi fondamentale de l’évolution (et où la « force » demeure un mystère insoluble, inconnaissable et dénué de toute transcendance), pour donner comme définition première de l’ostéopathie : « la loi de l’Esprit, de la matière et du mouvement ».

Le premier modèle de l’ostéopathie se met progressivement en place et il est clairement « biomécanique ».
Le terme même « d’ostéopathie » résulte de ce premier modèle car la pensée qui s’appuie sur la perception sensorielle ne peut saisir fondamentalement que le système osseux, là où les lois de la mécanique s’appliquent. La raison en est simple, cette pensée-là s’appuie en elle-même sur des lois tout aussi mécaniques.
Les fascias (les tissus conjonctifs qui intègrent et contiennent l’organisme), si souvent cités aujourd’hui dans les médias, jouent dans ce contexte le rôle central faisant le lien entre la dysfonction et sa correction.
La révolution, à l’époque, est totale et les succès déjà nombreux. Des jeunes esprits sincères et vaillants, venant d’horizons très divers, sont attirés par l’importance de ce qui semble se jouer là, et veulent absolument rencontrer A.T.Still, personnalité pourtant très en retrait du monde.

Parmi cette nouvelle sève prometteuse se trouve un certain William Garner Sutherland.

Still se retirera progressivement et laissera une œuvre inachevée à la génération qui lui succèdera.
En 1898, une « idée folle » venue de l’intériorité la plus profonde de Sutherland, une intuition digne d’un pur génie (intuition qu’il n’acceptera de suivre qu’une vingtaine d’années plus tard, tant il n’y croyait pas lui-même…), va bousculer bien des choses: la possible mobilité du crâne, la naissance du concept crânien et la découverte d’un mécanisme respiratoire primaire, le long de l’axe cranio-sacré.

Sutherland raisonne tout d’abord, lui aussi, selon le modèle biomécanique. Le système est encore, selon ce modèle, activé de l’intérieur. C’est le mouvement du système nerveux central qui est censé animer les membranes méningées, puis les os et enfin permettre la fluctuation du liquide céphalo-rachidien.

Mais en 1948 à 75 ans, dans la dernière partie d’une vie toute entière consacrée à l’étude et au soin, Sutherland opère une traversée du miroir et quitte le modèle biomécanique.
Il offre au monde ostéopathique stupéfait, et en grande partie incrédule, le modèle « biodynamique » basé sur la synchronisation et la coopération consciente avec les forces vives de santé, les forces formatrices du monde imaginatif.
Ces forces formatrices sont une matrice consciente (une sagesse agissante, une philosophie en actes) et artistique (elles œuvrent en artistes, dans une quête de beauté), de création de la structure et de la fonction.
La continuité des fascias n’est plus l’élément central, ce sont à présent ce que l’on nomme « les fluides » qui le deviennent.

Derrière l’homme physique, aux contours rigides et bien délimités, décrit par l’anatomie et la physiologie classiques, se dessine à présent un homme-fluide soumis à d’autres lois.
Tous les fluides du corps sont des parties de l’entièreté d’un « corps fluidique », réceptacle physique de ces forces formatrices imaginatives.
Le corps fluidique est un corps protoplasmique, non comparable à de l’eau.

Il est à la fois troublant et passionnant de considérer attentivement la définition de « l’Oxford Dictionary » concernant le protoplasme :
«Protoplasm is the first moldable substance that can hold an image »
(« Le protoplasme est la première substance malléable pouvant contenir une image »)[2].

Le protoplasme est donc une substance pouvant devenir n’importe quelle structure (forme apparaissant dans l’espace) ou fonction, sous l’action des forces formatrices issues du monde imaginatif, « idées » qui œuvrent de manière vivante dans les phénomènes.
Et chaque forme dans l’espace peut être comprise comme une écriture qui, correctement lue, révèle sa force ou ses forces formatrices.

Le système s’anime cette fois de l’extérieur. Les forces de vie (« le Souffle de Vie » disent les ostéopathes) émanent de la périphérie, de l’horizon, et engendre le mouvement d’une respiration primaire dans chaque cellule du corps. Leur direction est centripète, comme toutes les forces cosmiques[3].
Ainsi, les forces fluidiques cohabitent avec les forces terrestres mais n’en dépendent pas (il suffit de penser au principe d’Archimède qui permet au cerveau, flottant dans le liquide céphalo-rachidien, de ne pas peser de tout son poids sur le fragile système artérioveineux situé à la base du crâne).

Les paramètres conceptuels, au fil des découvertes, se sont peu à peu modifiés. Une nouvelle formulation va finalement en naitre [4]:
– Le Souffle de vie crée la Forme
– La Forme est une matrice créée consciemment (Sagesse agissante) et artistiquement. Elle est le précurseur de la structure (la forme dans l’espace) et de la fonction.
– elle apparaît d’abord dans les fluides du corps.
– les fluides présentent des mouvements relatifs, objectifs et thérapeutiques.
– les forces internes des fluides (bioélectriques, biomoléculaires…) sont formées et organisées par les forces de vie.
– les fluides transportent les forces correctives des forces de vie.

Mais le fluide peut être lui aussi en lésion, affecté dans son organisation intrinsèque, et perdre sa capacité de réponse aux forces de vie, de santé. Par la compréhension profonde du concept, une attention thérapeutique peut être posée sur ce point précis et permettre un désengagement du processus lésionnel observé. Telle est la force de ce modèle.

Seul le penser imaginatif est habilité à saisir pleinement les processus vivants qui animent le corps fluidique. Là est le destin commun qui lie l’ostéopathie, l’art et la philosophie.
La synchronisation consciente avec ces forces vivantes suppose une compréhension la plus juste de leurs modes opérationnels.
La qualité de cette compréhension et de cette synchronisation à des fins thérapeutiques sera fonction du développement graduel des forces de l’âme devenue réceptacle des perceptions du monde imaginatif, lieu d’origine de ces forces de vie.
Cette qualité de contenu d’âme relève de ce qui est traditionnellement nommé « l’âme de conscience ».

L’étude du modèle biomécanique porté par l’anatomie et la physiologie enseignées par les sciences naturelles est parfaitement utile et nécessaire pour la compréhension de l’homme physique.
Mais il ne peut expliquer les liens entre ce corps physique, l’âme et l’Esprit.
À ce modèle doit donc succéder une autre vision relevant d’une science spirituelle cette fois, œuvrant selon d’autres lois, et qui souligne fondamentalement l’urgence d’une reconquête du monde imaginatif et de ses forces, les pensées vivantes imaginatives.
Cela est chose possible et l’ostéopathie en est un exemple vivant, chaque jour, dans l’histoire humaine.
Si cet effort demandé devait échouer, alors le chaos qui frappe aujourd’hui à nos portes risque fort de s’installer en nos âmes et de nous engloutir.

Luc TOUBIANA

(Luc Toubiana reprendra le contenu de ce texte, qu’il explicitera puis approfondira au fil des séances, à partir du samedi 10 octobre 2020 dans le cadre de son séminaire sur le corps et la santé. Cf. Informations pratiques ci-dessous)

[1] Il est possible, pour plus de précisions, de consulter les articles de synthèse de Pierre Tricot, ostéopathe D.O (F), disponibles sur le Net. En particulier :
« Le 22 juin 1874 » ; « Une filiation vraie » ; « Une brève histoire de l’ostéopathie » ; « Les fondements de l’ostéopathie ».[2] Cité dans de polycopié de James Jealous, ostéopathe D.O (USA) : « Biodynamics, Phase Two ».[3] Si le modèle biomécanique s’adresse principalement aux forces terrestres qui se manifestent sous forme de pressions ou de tensions, le modèle biodynamique s’appuie quant à lui sur la possibilité d’une synchronisation avec les forces cosmiques de santé.[4] René Briend, ostéopathe D.O (F) : « Biographie de W.G. Sutherland » (2001).