« Depuis que je me connais, le monde m’apparaît comme un phénomène vraiment extraordinaire, et chaque être, qu’il soit englué dans sa nuit ou inséré dans son bonheur, comme investi d’une importance primordiale et pour ainsi dire fabuleuse. D’où l’intensité du regard que je porte, la cascade de mes étonnements et le caractère absolu de mes amitiés et de mes mépris ».
Xavier Grall, L’inconnu me dévore, 1984

C’est principalement en Grèce, sept siècles avant notre ère, qu’apparaît en l’âme humaine la force du penser sous sa forme abstraite. C’est, de fait, la naissance de l’âme d’entendement et du moi.
Avant cela, l’âme se représentait les phénomènes de l’univers sous une forme imagée, dans une conscience « imaginative » sourde, proche du rêve éveillé, à demi-consciente, et s’éprouvait comme totalement intégrée à cet univers, sans autonomie réelle.

Ce moment d’éveil de la vie de la pensée, sous une forme non imagée cette fois, va conduire l’âme humaine sur le chemin de la séparation d’avec le monde.
Liberté et autonomie, certes, mais au prix d’une douloureuse castration.
Saut historique assez radical au sein des facultés de l’âme et nécessité spirituelle inscrite dans le devenir de l’humanité.

Dans Théétète, Platon écrit :
« Car cet état qui consiste à s’étonner est tout à fait d’un philosophe ; la philosophie en effet ne débute pas autrement, et il semble bien ne s’être pas trompé sur la généalogie, celui qui a dit qu’Iris est la fille de Thaumas. »[1]
Thaumas est un Titan, fils de la Terre (Gaïa) et du Flot (Pontos). Il représente l’étonnement, notamment l’émerveillement que peut susciter la mer.
En grec ancien, s’étonner se dit : «  to thaumazein ». Et Platon de nous gratifier, au passage, d’un petit jeu de mot…
« Thaumas épousa ensuite Electre, née du profond Océan ; et Electre enfanta la rapide Iris »[2]
Iris, messagère des dieux, est associée à l’arc en ciel. Platon fait d’elle le symbole de la dialectique, démarche par laquelle l’esprit s’élève vers la vérité.[3]

Aristote, de son côté, confirme et précise :
« C’est, en effet, l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l’esprit ; puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leurs explorations à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des étoiles, enfin la genèse de l’univers. »[4]

Platon était initié aux Mystères grecs. Aristote, lui, ne l’était pas mais il gardera toujours une vision spiritualisée du monde et de ses phénomènes (on considère que le premier penseur du monde grec s’incarne en la personnalité de Thalès, mais que le premier philosophe, au sens strict du terme, est bien Aristote. La pensée philosophique devant faire suite à la sagesse des Mystères antiques, il devenait nécessaire qu’Aristote, justement, ne fût pas un initié).
Les deux savaient l’entrée dans une nouvelle ère, celle de l’âme d’entendement. Ils en connaissaient à la fois la nécessité absolue pour le processus d’acquisition de notre liberté mais aussi les dangers et les douleurs qui l’accompagneraient inévitablement.

La force du penser se devait à présent de croître et de s’émanciper de la forme imagée instinctive présente jusqu’alors, avant de pouvoir la retrouver par ses propres efforts et, cette fois, dans une conscience logique et discernante d’une extrême lucidité.

Un penser combinatoire, dépendant de l’activité des sens physiques, risquait  fort d’enfermer l’âme dans la matière, ouvrant la possibilité au matérialisme,  au nihilisme d’exister et de l’en imprégner.
Ils savaient que, tôt ou tard, se ferait sentir – au moins pour certains – l’aspiration nostalgique à une fonction noétique libérée des entraves de l’unique perception sensorielle du monde physique.
Il fallait baliser ce chemin qui permettrait à une pensée sincère et accueillante de retrouver la douce lumière d’une véritable connaissance de soi.

Ils ont nommé l’étonnement, ou l’émerveillement, la première étape (ou le germe) sur ce chemin. Mais Il nous faut à présent en préciser certains aspects.

Un premier élément, qui peut surprendre notre conscience actuelle, est que seule une âme séparée du monde peut éprouver à l’égard de celui-ci un sentiment d’étonnement. Tant que l’homme, l’homme des temps mythiques, se ressentait comme parfaitement intégré à ce monde, uni au plus profond de son être aux phénomènes de la nature extérieure, dans l’impossibilité de se concevoir comme une entité autonome et donc de faire une distinction entre les forces actives en cette nature et celles agissantes en son propre corps, alors ce sentiment d’étonnement lui était impossible. La conscience (du moi) nécessaire à le percevoir était absente. Ce sentiment sur lequel insistent Platon et Aristote n’existait donc pas, en toute logique, dans les temps préhelléniques.

Ensuite, il faut admettre que, pour une conscience ordinaire, l’étonnement  se limite aux événements dont nous n’avons pas l’habitude, avec lesquels nous ne sommes pas familiers.
Par contre, pour l’aspirant à la connaissance, pour le chercheur de réalité, l’émerveillement se situe là où, justement, l’indifférence est de mise habituellement.
En évoquant cela, nous pensons particulièrement au monde de l’enfance.
L’enfant, de par son attention nourrie d’étonnement, est en effet naturellement philosophe mais sans en avoir la conscience. Le philosophe imaginatif, quant à lui, aspire à retrouver les germes de l’enfance et à accéder ainsi à la pleine conscience.

Enfin, si l’émerveillement est la première étape-germe du chemin qui mène à la connaissance de la réalité, c’est qu’il en existe d’autres qui lui font suite, que précise la grande Tradition, et qu’il nous faut simplement évoquer.
L’étonnement, qui permet au penser de sortir de la fixité imposée par l’entendement et de se remettre enfin en mouvement, doit être suivi d’un sentiment de vénération pour ce que ce penser plus mobile étudie.
Ce respect d’une immense profondeur sera lui-même suivi d’un sentiment d’unité, d’un plein accord, avec la sagesse de l’univers pour enfin, dans un dernier temps, permettre au penser de se faire alors plus contemplatif et de se laisser pénétrer par le monde sensible qui lui exprime sa vérité profonde, celle d’être une volonté agissante.

Cette transition progressive vers l’âme de conscience doit faire de cette dernière (nous l’avions déjà évoqué) le réceptacle du monde imaginatif – ou monde imaginal – porteur d’une autre qualité, comme tissée dans la précédente, ou comme dissimulée telle la source en son fleuve, celle d’une sagesse agissante éclairant les forces intimes de la mise en formes du vivant, les forces de vie et de santé.

Parvenue en ce monde de sagesse vivante, l’âme retrouve la patrie de Platon et d’Aristote, celle de la philosophie restée digne de son étymologie : « l’amour de la sagesse ».
Si nous considérons la philosophie comme préparation au retournement de l’âme pour son ascension vers la conscience imaginative, alors la question devient légitime de savoir si ce que l’on nomme « philosophie » aujourd’hui (et si omniprésente dans les médias) possède la chaleur nécessaire à cette mission.
Peut-être est-elle devenue un édifice fragile, un simple assemblage d’idées, soutenu par le seul entendement…
Cette même question nous avait déjà préoccupé pour l’art, et nous avions pointé les étranges dérives de certaines de ses réalisations contemporaines (voir l’édito de la newsletter Khôra # 15, décembre 2019 ).

Dans sa conscience ordinaire, l’âme est tributaire du corps physique qui offre un miroir à ses trois forces constitutives : le penser, le sentir et le vouloir.
L’âme, dans sa conscience imaginative à présent, se fait  elle aussi miroir, mais cette fois reflétant les forces vivantes de l’esprit.
Pour peu que l’on s’essaie à penser les liens entre l’esprit, l’âme et le corps, alors les concepts de reflet d’un plan sur un autre et d’inversion, telle l’image inversée dans un miroir, sont à considérer avec la plus haute attention.

La pensée est de tous les mondes, seul son contenu diffère en chacun de ces mondes.
Dans le penser ordinaire d’entendement, c’est le monde extérieur qui donne ce contenu issu de l’activité sensorielle. Mais lorsque la pensée, par un acte contemplatif, devient libre du sensible, c’est alors le monde intérieur qui cette fois nourrit ce contenu.
Le penser imaginatif est, on peut le pressentir à présent, un penser au contenu philosophique et artistique (l’art et la philosophie posés dans leurs missions originelles, à savoir l’expression dans le monde sensible de perceptions spirituelles colorées selon la personnalité propre à l’artiste ou le philosophe à considérer).

L’observation profonde de ce qui se joue dans embryogenèse, la croissance de l’enfant et tous les processus de régulation du corps nous demande de saisir le lien entre les forces formatrices du vivant et les forces vives de santé. Ces forces-là relèvent du monde imaginatif et c’est bien l’activité représentative imaginative qui nous ouvre à la contemplation de ces forces de vie, actives du début à la fin de notre parcours terrestre.
Il nous restera à poser, en nous aidant des concepts élaborés par la médecine ostéopathique dans son modèle biodynamique, comment ces forces formatrices imaginatives, forces de vie et de santé, pénètrent dans l’intime du corps et selon quel support.

Dans l’enfance, au moment de l’apprentissage de la parole, le penser abstrait se sépare des forces du penser imaginatif. Celles-ci se mettent comme en retrait tout en demeurant agissantes. La raison en est simple : le penser d’entendement ordinaire est lié, nous venons de le rappeler, au corps physique et particulièrement au système neurosensoriel qui lui fait miroir. Et, même si ce penser ordinaire est un écho figé d’une activité spirituelle reflétée par le corps physique, ne devient conscient uniquement ce que cet organisme physique veut bien faire devenir conscient. C’est pourquoi les représentations imaginatives vivantes sont toujours présentes mais habituellement inconscientes.
Ce n’est que par l’accueil de cette activité de l’esprit par l’âme de conscience que ce penser imaginatif vivant pourra enfin se redéployer consciemment et ce jusque dans le langage ordinaire qu’il utilisera parfaitement.

Luc TOUBIANA

(Note : au fil des différents éditoriaux, des concepts reviennent régulièrement et certaines redites sont inévitables. C’est volontaire. Le sujet de la connaissance imaginative est suffisamment complexe pour en multiplier les angles d’approche et se donner les meilleures chances d’accès à une saisie conceptuelle satisfaisante, en cheminant humblement et pas à pas).


[1] Platon, Théétète, 155d, Œuvres complètes, trad. Léon Robin, La Pléiade, Gallimard, 1950, t.II, p.103.
[2] Hésiode, La Théogonie, v.265.
[3] Platon, le Cratyle, 408b.
[4] Aristote, La métaphysique, t.1,A,chap.2. Ed ; Vrin, Paris, 1981.

Luca della Robbia, Platon et Aristote ou la philosophie, 1437-39