«  Notre monde s’effondre ; nous devons rebâtir notre monde […] Les œuvres d’art nous apprennent ce qu’est le courage. Nous devons aller là où personne ne s’est aventuré avant nous. Nous sommes seuls, et nous sommes responsables de nos actes. Notre solitude revêt un caractère religieux : c’est entre moi et ma conscience. » Anni Albers

Rarement exposition porte aussi bien son nom.

« L’art et la vie ».

Car ce ne sont pas les objets d’art que nous regardons de prime abord. Ce sont bien plutôt eux qui nous regardent et nous projettent dans un cadre où, semble-t-il, place est faite pour permettre aux humains de grandir et de s’épanouir dans leur être.
Soudain, dans les salles du musée, le calme s’installe.
Et chaque chose sur laquelle le regard se pose offre une respiration.
Les chaises, les fauteuils, les tables sont envisagés par leurs vides. Les lignes visibles, par l’invisible qu’elles supposent.
1 + 1 ne fait pas 2 mais 3… Entre deux éléments, se glisse toujours au moins un troisième. Entre deux bandes de papier à distance d’une bande l’une de l’autre se dessine, dans le vide, une troisième, fait remarquer le peintre. Et c’est là toute la teneur de son enseignement :

« Je n’enseignais pas à peindre mais à voir. »

Cette exposition est une rencontre avec la vie… et le témoignage de deux vies au fil d’une rencontre survenue en 1922 au Bauhaus.

Fondé en 1919 à Weimar par Walter Gropius, le Bauhaus est bien plus qu’une école d’art. A contrario de la division opérée entre les beaux-arts et l’artisanat au milieu du XVIIe siècle, s’y trouvent valorisés le travail manuel et la recherche concrète. Il s’agit d’apprendre un métier. Ainsi « «l’artiste improductif ne restera plus condamné dans l’avenir à une pratique artificielle imparfaite, et il rendra des services splendides », écrit Walter Gropius dans le Manifeste du Bauhaus

« Le monde des dessinateurs doit se tourner vers le bâtir». Les peintres et les sculpteurs, se rappeler que l’art, autrefois, était au service de la « grande architecture ». Le Bauhaus, puisque « l’art n’est pas enseignable », est pensé comme un organe de mise en relation des différents métiers de la création, en vue d’une réinvention du paysage humain.

C’est dans le contexte de cette aventure prodigieuse que se rencontrent donc Anni et Joseph Albers.
Lui est né en 1888 à Bolltrop en Allemagne. Elle est née Anni Fleischmann en 1899 à Berlin. Il entre au Bauhaus à l’automne 1920. Elle dépose sa candidature en 1922. Et, après un premier échec, y est admise en avril de cette même année.
Trois ans après leur rencontre, en 1925, les deux artistes, le peintre et la tisserande, se marient.
Puis, en 1933, l’école étant contrainte à la fermeture par le régime nazi, ils s’exilent aux Etats-Unis où le Black Mountain Collège les invitent tous les deux à enseigner.

Et c’est là, à mon sens, que se révèle la dimension la plus bouleversante de leur geste créateur. Ni Joseph Albers ni Anni ne cherchent à produire des objets d’arts. Ils cherchent, au contraire, à pénétrer leur art : le tissage, la peinture et, par conséquent, la texture, la couleur,… à en comprendre la matière ainsi que la logique afin de montrer ce que leurs pratiques respectives exigent. Anni et Joseph Albers sont des artistes-chercheurs ainsi que des artistes-passeurs d’expériences.

Alors, parcourant les salles constellées des traces laissées par leurs interrogations incessantes, il est impossible de faire autrement : nous entrons en méditation.
« Je veux créer des choses destinées à l’esprit contemplatif, à ces instants où l’on replonge à l’intérieur de soi-même, » précise Anni Albers.

Et nous glissons, portés par une humble beauté, vers notre vérité.

Luxe, calme et volupté, disait encore Baudelaire.

Ici, tout est en cohérence.

Entre l’art mexicain dont ils s’inspirent et leurs travaux, point de rupture mais le témoignage patient et généreux d’une longue quête en vue de toujours plus d’humanité, c’est-à-dire de conscience ou encore d’éveil à ce qui met en rapport, et de quelle manière, les choses entre elles ainsi que les êtres.

« Je crois que l’art est parallèle à la vie. La couleur, selon moi, se comporte comme un être humain […] de deux manières distinctes : d’abord dans son existence autonome, puis dans sa relation à autrui, » déclare Joseph Albers.

Et l’Hommage au carré du peintre, qui clôture presque l’exposition, se présente alors comme un défilé agrandi de notes sur les cahiers d’un insatiable observateur. Nous pénétrons le temple d’un regard, lequel nous fait l’honneur de nous ouvrir sa porte sacrée.

Anni Albers, en 1961, réalise un sanctuaire pour la congrégation B’nai Israel à Woonsocket dans l’Etat de Rhode Islande. Les six panneaux tissés à la main sont présentés pour la première fois au public. Placés dans une salle aux murs noirs, presqu’à la marge du trajet de l’exposition, ils pourraient laisser entendre que le religieux exige une place à part. Or tout, depuis les premières œuvres exposées jusqu’aux gravures finales d’Anni Albers, confère ici au religieux, entendu dans son sens le plus étymologique, tout à la fois de relegere et de religare, relire et relier.

L’art, dans le miroir exemplaire de ces deux existences tissées l’une à l’autre, se révèle une réinterprétation constante de la vie. En sont abstraites, toujours et encore, les formes à la vue desquelles les hommes, étonnés, comme frappés par la foudre, continuent de se relier les uns aux autres et de se parler.

« Apprenez à voir et à ressentir la vie, cultivez votre imagination, parce qu’il y a encore des merveilles dans le monde, parce que la vie est un mystère et qu’elle le restera. » Joseph Albers

L’art n’est pas en dehors de la vie, ni la vie en dehors de l’art. Les deux ne font qu’un. Et c’est une grande folie de croire que nous puissions survivre indéfiniment à l’inconscience.

Camille Laura VILLET

Exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris
jusqu’au 9 janvier 2022

Anni et Joseph Albers