Lors s’éleva un arbre. Ô pure élévation !
Ô c’est Orphée qui chante ! Ô grand arbre en l’oreille !
Et tout se tut. Mais cependant ce tu lui-même
fut commencement neuf, signe et métamorphose.

De la claire forêt comme dissoute advinrent
hors du gîte et du nid des bêtes de silence ;
et lors il s’avéra que c’était non la ruse
et non la peur qui les rendaient si silencieuses,

mais l’écoute.

Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée, 1922

Il était un temps ancien, un temps que l’on dit archaïque, le Poète chantait l’indicible et les éléments composites du monde écoutaient. À cette époque, il n’y avait pas de séparation entre sacré et profane, entre le vivant et le monde inanimé. Le chant du Poète et la puissance de sa parole mettaient toutes choses terrestres en mouvement et, d’une certaine façon, leur dispensaient une aura d’immortalité et d’universalité. Le temps, en ces temps-là, n’était pas celui que nous connaissons. Le monde n’était qu’harmonie : il résonnait comme un paradis composé de vibrations sonores.
Nous avons rejeté la profondeur de ce monde archaïque pour nous attacher à la réalité concrète, nous construire en tant qu’individus et nous efforcer à percer les secrets de la matière grâce au pouvoir de notre raison. Ce faisant, nous avons convoqué la mort et l’incertitude.
Eloignés de cet ordre harmonique subtil et sacré, nous ne percevons plus la cohérence holistique des sons. Nous n’éprouvons plus ce sentiment ancien de proximité, nous ne l’entendons et ne le ressentons que de manière lointaine et épisodique. Il arrive que notre illusoire quotidienneté se trouve frappée d’éblouissements, mais ces derniers, le plus souvent, restent incompris.
À mesure que la lumière intérieure émanant des choses mêmes nous devient inaccessible, la matière se fait plus impénétrable, que celle-ci soit inerte ou bien vivante.
Et la parole, coupée de l’être des choses et de la musicalité des sons, s’égare. Elle se fait raisonnante, explicative, informationnelle… .symptôme d’une culture médiatique excessive…. Et le sacré qui se manifeste reste sans voix.
Pouvons-nous rouvrir le chemin du sacré ? Au-dedans de nous-mêmes réentendre l’harmonie originelle ? N’en doutons pas : il s’agit, à l’heure des fake news et des pseudos, de renouer avec la vérité.
Autrefois le savoir entretenait en effet avec la nature un lien sacré. Mais ce lien a été rompu. L’homme est passé de l’autre côté du miroir que lui tendait la nature. Il se tient désormais dans un empire technique, fruit de son hubris autant que de son génie.
Pour entendre la vérité, telle qu’à l’origine elle pouvait se dire, il faut remonter le temps ; à la manière du Poète, procéder à un travail de mémoire, lequel s’avère un travail d’Imagination. Nous réactiverons ce temps en réinventant le monde chantant.
Tandis que nous vivons encore à la surface du monde, nous retrouverons bientôt les accords secrets qui lient les mots et les choses. La poésie associée à la science fera alors ressurgir l’ineffable de la matière. Nous n’aurons plus à chercher, juste à écouter ; les mots justes viendront à nous. Nous percevrons, dans le silence, ce qui, par l’oreille, accède au cœur.

« Porter à la parole la parole en tant que parole.
Parler ce n’est pas en même temps écouter ;
parler est avant tout écouter. »[1]

Se pencher sur le mythe d’Orphée aujourd’hui consiste à accueillir cette part de mystérieux en nous. Le chantre antique nous invite à un réveil sensoriel qui outrepasse la rationalité et qui relève d’une expérience éprouvée jusque dans notre corporéité. C’est là que se trouve, en chacun, déposée une voix poétique insoupçonnée. Elle sommeille encore. Il nous appartient de l’éveiller.
Et nous redécouvrirons « le pouvoir, comme le soleil, de faire chanter la pierre comme celle de la statuaire antique du colosse de Memnon » ?

« Quand les mots se feront-ils
de nouveau parole ?
Quand le vent sera-t-il levé d’un tournant dans le signe ?

Lorsque les paroles, lointaine largesse,
diront —
sans qualifier pour donner sens —
lorsque montrant elles mèneront
au lieu
d’immémoriale convenance,
— rendant les mortels à l’Usage convenant —
là où le chœur du silence appelle,
où le matin de la pensée, vers l’unisson,
en docile clarté se hausse. »[2]

Nous avons été conquis, enfants, par la parole chantante des berceuses. Les mots n’avaient plus d’importance, ils étaient sertis dans la mélodie ; et seule la voix et les sons nous faisaient vibrer. Une relation de cœur et une certaine transcendance s’offraient alors à nous. Ayons mémoire de cet abandon confiant par lequel se trouvaient éveillées et nourries les facultés d’audition de notre âme. Nous touchions, en ces instants, aux profondeurs du monde.
Novalis dit « Poétiser est engendrer. Tout poétisé doit-être un individu vivant »[3]. A nous d’être en toute présence à l’écoute des sons des choses et à tout ce qui se passe autour de nous. C’est cette puissance d’attention totale qui nous permet de capter les réalités qui nous entourent… et de les en-chanter.
C’est au travers de ce potentiel sacré de la parole chantante que je vous propose de découvrir l’histoire et l’esprit d’Orphée ‘le Poète enchanteur‘.

Catherine-Sophie DUBOIS

[1] Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, 1959

[2] Martin Heidegger, Langue dans Cahier Heidegger, trad. Roger Munier, Ed. de L’Herne, 2016

[3] Novalis, Œuvres philosophiques, « Poésie »

Marc Chagall, Les vibrations sonores
Projet pour le rideau de scène de L’Oiseau de feu, 1945,
Collection particulière