« L’artiste est la main qui, par l’usage convenable de la touche (=forme), met l’âme humaine en vibration »
Kandinsky, Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier

Anni la tisserande, Josef le peintre.
On pourrait se dire « la matière, la femme », « l’abstraction l’homme ».
Or, ce n’est pas ce que j’ai vu.

Josef exprime à de nombreuses reprises qu’il travaille les couleurs en tant que matière. Et Anni fait du tissu une abstraction de plus en plus spirituelle au fil de ses explorations, comme on le voit en cheminant dans l’exposition.

Y aurait-il donc, entre ces deux figures, deux mouvements qui, dans leurs courses opposées, se croiseraient ? Tout ce que l’on voit et ressent dans ces lieux nous renvoie à une autre image que celle d’une opposition ; on perçoit un entrelacement, dont le symbole ultime pourrait être la salle consacrée aux nœuds, qui n’est que jeux de lignes s’enchevêtrant et se chevauchant. Il faut sans doute plutôt chercher du côté de ce qui se noue – et peut-être à la fois se dénoue – dans ce couple qui n’a cessé de conjuguer ses recherches, s’entr’inspirant l’un l’autre, et toute une génération d’artistes avec eux. Entrelacements et nœuds de la matière et du sacré aussi comme on l’observe dans la salle consacrée à une commande religieuse faite à Anni : la matière du tissage peut être transmutée, et comme spiritualisée.

Devant un tableau, je fais habituellement face à l’œil de l’artiste qui me réfléchit. Ici, je me fais face dans le regard croisé de deux artistes se réfléchissant l’un l’autre. Un physicien, un peu poète, dirait peut-être : plongée dans un champ d’interférences. Deux champs d’ondes qui se rencontrent peuvent en effet dans certaines conditions provoquer ces étranges flux qu’il m’a semblé un peu partout apercevoir dans l’exposition.

Ces jeux de lignes brisées et de vibrations renvoient pour moi à un ordre secret. Ils font écho à ces « franges d’interférences » que l’on me montrait, enfant à l’école. L’envisagement d’un tableau suppose toujours un certain dispositif : c’est une partie à trois, entre soi, le regard de l’artiste et un Je qui transparait dès que la magie opère. Ici, dans cette composition à quatre mains et trois regards, il m’a semblé entrevoir un jeu singulier. Le croisement des regards semble parvenir à mettre à jour une rythmique qui perce carrément le miroir de la représentation. Nous plongeons à la source même de la structure de toutes les interactions, dans la trame qui texture le fond de notre monde et qui tapisse le fond de nos rythmes primordiaux. Champ d’interférence donc, où l’on retrouve la fameuse démonstration de Josef sur le fait qu’un plus un n’est pas forcément égal qu’à deux, puisque de deux sources vibratoires émerge ici… une structure vivante, que nous sommes tous invités à rejoindre par l’entremise de l’union de ces deux lumineux artisans du XXème siècle, porteurs d’un monde nouveau.

Hubert JOSEPH-ANTOINE

Anni Albers, tissage

Joseph Albers, Study to Homage to the Square Warm Welcome, 1953-1955, huile sur masonite,-56-x-56-cm